Le 13 octobre 2010, « The Social Network » sortait dans nos salles. Dix ans plus tard, le film de David Fincher n’est pas seulement l’un des meilleurs de la décennie passée : il est celui qui la représente le mieux.
Pour Quentin Tarantino, l’identité du meilleur film des années 2010 ne fait absolument aucun doute : « C’est The Social Network, haut la main », affirmait-il dans le numéro de Première de juin 2020. « Il est numéro 1 parce que c’est le meilleur, voilà tout ! Il écrase la concurrence. » On peut bien sûr ne pas tous être d’accord avec cette affirmation, et lui préférer Mad Max Fury Road, Vice Versa, des Palmes d’Or telles que La Vie d’Adèle, Winter Sleep ou Parasite, ou encore le redoutable Gone Girl de ce même David Fincher. Mais difficile de nier que son biopic sur Mark Zuckerberg, créateur de Facebook, se présente comme l’un des opus les plus marquants de la décennie qui vient de s’achever. Et sans doute celui qui l’incarne le mieux.
Ce qui ne manque pas d’ironie dans la mesure où le long métrage est sorti dans nos salles le 13 octobre 2010 et s’est donc révélé très pertinent, et même prophétique sur quelques aspects, ce qui n’était pas gagné d’avance. Malgré la présence de David Fincher derrière la caméra, avec un scénario écrit par le génial Aaron Sorkin (A la Maison Blanche), le projet a fait se lever quelques sourcils : qu’y avait-il de bien intéressant à raconter sur la création d’un réseau social aussi récent ? N’était-ce pas trop tôt et une manière opportuniste de surfer sur l’un des gros succès mondiaux du moment ? Le tout avec casting emmené par deux comédiens certes prometteurs (Jesse Eisenberg et Andrew Garfield) et un chanteur, Justin Timberlake, qui n’avait pas encore vraiment fait ses preuves en tant qu’acteur. Des craintes qu’atténuent partiellement le tout premier teaser, conçu à partir d’extraits de dialogues présentés comme des échanges sur Facebook laissant présager que les conséquences de l’ascension éclair de Mark Zuckerberg seront au programme.
Le suivant repose sur un principe proche, à savoir ne montrer aucune image du film, et laisse entendre qu’il ne s’agira pas d’un long métrage à la gloire de Mark Zuckerberg, en le décrivant comme un punk, un génie, un prophète, un traître et un milliardaire, avant une tagline aux accents de tragédie grecque : « On ne peut pas avoir 500 millions d’amis sans se faire quelques ennemis. » Illustrée par une reprise de « Creep » de Radiohead, qui parle de la sensation de se sentir minable, marginal, la bande-annonce finale enfonce un peu plus le clou, et les premiers échos, dythyrambiques, venus des États-Unis indiquent que David Fincher a réussi son pari fou. Et dans les grandes largeurs : écriture, mise en scène, montage, interprétation, musique, rythme… Tout fonctionne dans ce Social Network qui tutoie la perfection, à tel point que certains doivent même se pincer pour croire à ce petit miracle que beaucoup voient déjà comme le grand vainqueur des Oscars 2011. « Haut la main », comme dirait Quentin Tarantino.
Mais c’est Le Discours d’un roi, porté par le redoutable Harvey Weinstein, qui décroche la timbale (4 Oscars dont Meilleur Film et Meilleur Réalisateur), là où The Social Network doit se contenter de trophées pour son scénario, son montage et sa musique. Dix ans plus tard, pourtant, force est de constater que le long métrage de David Fincher est davantage resté dans les mémoires que celui de Tom Hooper (sans rien enlever des qualités de ce dernier), car moins académique et plus en phase avec notre époque. Lorsque l’opus qui lui est consacré sort dans les salles mondiales, Mark Zuckerberg est déjà au sommet et sa success story fascine autant qu’elle fait des envieux et soulève des interrogations quant à sa personnalité et aux zones d’ombres qui entourent la création de Facebook, avec une accusation de plagiat et une brouille avec son ami le plus proche. Et le récit se penche, en deux heures tout rond, sur son ascension autant que sur la place, déjà grande, des réseaux sociaux dans notre vie.
LA REVANCHE DU SITE
En octobre 2010, Facebook est déjà bien implanté, Twitter prend de l’importance, Instagram naît, Snapchat est en cours de développement et Tik Tok n’est pas encore un projet. Mais les réseaux sociaux ont déjà acquis une vraie importance, grâce au bébé de Mark Zuckerberg. Et The Social Network documente ce big bang sociétal qui a révolutionné nos vies, nos manières de communiquer et interagir avec nos proches, mais aussi de consommer les informations, qui nous parviennent dans un flux comparable au débit mitraillette de Jesse Eisenberg, et contribuent à cette culture de l’instant qui est la nôtre. A ce titre, l’incroyable scène d’ouverture qui a necessité une bonne centaine de prises, donne le ton et le tempo, avec un échange vif et particulièrement bien rythmé qui préfigure aussi bien la suite du long métrage (avec un montage qui alterne flashback et retours au présent) que celle de la décennie. Soient dix années au cours desquelles la création de cet étudiant, qui n’était d’abord qu’un passe-temps, est devenu un élément indissociable du quotidien de certains, pour ne pas dire une addiction, en même temps qu’un territoire de conquête pour les médias… et les films.
Sans le savoir, The Social Network nous racontait la naissance d’un géant qui s’apprêtait à dominer le monde au sein des GAFA (acronyme désignant les entreprises les plus puissantes d’internet, et par extension de la planète, à savoir Google, Apple, Facebok et Amazon) et bouleverser les départements marketing de l’industrie dans laquelle le film a été conçu. Jadis simple plateforme de relais pour ses utilisateurs, le réseau social est devenu un canal de communication parmi les plus importants, avec un algorithme auquel tous doivent se soumettre sous peine de voir leurs chances de succès réduites. Savoir capter l’attention est désormais un enjeu, et c’est pour cette raison que l’on voit passer des teasers d’une bande-annonce à venir, ou que les vidéos débutent par quelques secondes destinées à agripper l’internaute au milieu de ce flux visuel. Comme le long métrage avec sa scène d’ouverture, qui a achevé de convaincre les plus sceptiques en quelques minutes, et on se demande comment David Fincher et Sony auraient joué avec les codes en vigueur aujourd’hui pour le promouvoir.
Empruntant certains des éléments de la tragédie grecque pour chroniquer cette révolution, Aaron Sorkin et David Fincher racontent également une histoire de pouvoir, l’un des thèmes fétiches du réalisateur, avec un homme en son centre : Mark Zuckerberg, étudiant associal à qui l’on doit le plus important des réseaux sociaux. Soit « La Revanche d’un solitaire », pour reprendre le titre du livre de Ben Mezrich dont le scénario s’inspire. Mais est-ce vraiment le cas ? Échaudé par une rupture, le personnage principal bâtit un empire au sommet duquel il termine seul, avec beaucoup plus d’ennemis que d’amis et une image écornée, à attendre que la seule personne à laquelle il veut parler, celle qui l’avait éconduit dans la scène d’ouverture et a été indirectement à l’origine de tout cela, accepte sa demande d’amitié sur sa création.
Une fin au goût amère et annonciatrice de cette société devenue de plus en plus individualiste au cours de la décennie passée, avec des êtres plus que jamais seuls alors qu’ils n’ont jamais été dotés d’autant d’outils de communication. A l’image des brouilles et tensions générées par sa réussite et sa manière de la gérer, ou les illusions qui accompagnent son succès, Zuckerberg a fait naître l’une de ces plateformes qui a fini par exacerber les aspects les plus sombres de l’espèce humaine, avec aujourd’hui une multiplication de fake news et de comportements aggressifs (à commencer par la misogynie, qui a indirectement conduit à la conception de Facebook).
Si nous sommes devant un cas typique de créature qui a échappé à son créateur, cette soi-disant revanche d’un solitaire en cache une autre : celle des nerds et des geeks qui, comme Mark Zuckerberg à l’échelle d’internet et du monde, sont aussi devenus les maîtres d’Hollywood par l’intermédiaire, notamment, de Kevin Feige. Dans la lignée du succès du Seigneur des Anneaux, qui a popularisé ce que beaucoup considéraient comme une niche à l’époque, le producteur est parvenu à placer les super-héros au sommet de l’usine à rêves en faisant d’Avengers Endgame le plus gros succès de tous les temps et le point d’orgue d’une décennie pendant laquelle les adaptations de comic book se sont définitivement imposées au sein des studios. Lorsque The Social Network sort, c’est James Cameron et Avatar qui règnent sur le box-office mondial, et le Marvel Cinematic Universe compte alors plus d’opus déçevants (L’Incroyable Hulk, Iron Man 2) que de vraies réussites (Iron Man), et n’a pas encore l’aura des Spider-Man de Sam Raimi (que Sony rebootera deux ans plus tard, avec Andrew Garfield) ni des Batman de Christopher Nolan. Mais ça n’est qu’une question de temps, car la stratégie mise en place par la Maison des Idées s’apprête à payer.
THE SOCIAL NERD’S WORK
Avec Avengers, premier du nom, Marvel atomise le box-office et fait mieux que le pourtant très attendu The Dark Knight Rises. Comme un symbole de passation de pouvoir et d’aube d’une nouvelle ère : celle des super-héros rois et des univers inter-connectés, modèle qui deviendra la norme à Hollywood… comme le Facebook de Mark Zuckerberg côté technologie. Parfois considéré comme un Citizen Kane 2.0, The Social Network a ainsi prouvé sa capacité à saisir le pouls de l’époque, en se focalisant sur celui qui allait devenir l’un des porte-étendards de la revanche des geeks et nerds, en triomphant notamment des deux athlètes de son université. Avec des méthodes discutables (et encore discutées), certes, mais nul doute que son ascension éclair, digne de celle d’un Bill Gates ou d’un Steve Jobs (auquel Aaron Sorkin consacrera un autre de ses scripts), a donné des espoirs à certains, et conduit à ce bouleversement majeur, dans la société et le monde du cinéma. Que les justiciers en collants dominent Hollywood, au même titre que les remakes/reboots et la nostalgie des années 80, n’est finalement que l’une des conséquences de ce renversement du pouvoir, cette mutation, dont David Fincher raconte les prémisses.
Mais c’est aussi sur le plan visuel que le film a compté et s’est inscrit dans la décennie qui débutait alors. Sans aller jusqu’à expérimenter avec sa caméra comme sur Panic Room, puisque le réalisateur est ici plus sobre pour coller aux mots d’Aaron Sorkin, et nous offre une alliance parfaite entre le scénario, la mise en scène et le montage, qui ne font qu’un. Il s’offre toutefois une petite coquetterie avec les frères Vinklevoss. Au moment de la sortie de The Social Network, Armie Hammer était un parfait inconnu pour la majorité du grand public, avec à son crédit des apparitions dans Veronica Mars, Desperate Housewives ou Gossip Girl. Il était donc facile de croire que le comédien avait un jumeau, à qui il donnait la réplique. Sauf que non : c’est bien lui qui incarne Cameron et la tête de Tyler, posée sur le corps de Josh Pence (qui sera ensuite le jeune Ra’s Al Ghul dans The Dark Knight Rises) grâce à la magie des effets spéciaux, et une technique qui s’inscrit dans la lignée de celle utilisée pour vieillir puis rajeunir numériquement Brad Pitt dans L’Étrange histoire de Benjamin Button, et dont Hollywood se servira de plus en plus fréquemment par la suite.
Si la performance capture a été la vraie révolution des années 2000 (plus que les doublures synthétiques apparues avec Blade 2 et toujours peu convaincantes aujourd’hui encore), le rajeunissement/vieillissement/remplacement numérique a été celle de la décennie suivante, permettant aussi bien de ressusciter un mort (Peter Cushing dans Rogue One) que d’offrir une seconde jeunesse à des comédiens (Carrie Fisher dans ce même Rogue One, Samuel L. Jackson dans Captain Marvel, Robert de Niro et Al Pacino dans The Irishman), ou encore de permettre à une actrice de prêter ses traits à un personnage âgé de 5 ans, comme Valérie Lemercier dans Aline. Sur ce plan, et même si ça n’est que secondaire dans le récit, The Social Network est également dans l’air du temps, avec une technologie amenée à se populariser et, par extension, à donner naissance à des phénomènes comme le deepfake, qui permet notamment de mêler les visages de Jack Nicholson et Jim Carrey dans Shining, et fait fureur sur les réseaux sociaux. Ce qui est quelque peu ironique, car le film montre Facebook comme l’un des reponsables de cette évolution de la société vers une culture de l’apparence et de l’image fausse.
Si le récent procès de Mark Zuckerberg, suite aux accusations de siphonnage de données personnelles de Facebook par une entreprise britannique pour la campagne présidentielle de Donald Trump, lui donne un côté prophétique en faisant écho à sa confrontration avec les frères Vinklevoss au sujet de la paternité du réseau social, The Social Network est et reste avant tout un film qui a su s’inscrire dans son époque. En s’attaquant à l’une de ses figures les plus puissantes, il dresse le portrait d’une société alors en pleine mutation, et force est de constater qu’il ne paraît pas daté et n’a rien perdu de sa force. Il a même gagné en pertinence au fil des années pour devenir l’incarnation de la décennie 2010, et ce n’est pas un hasard si, aujourd’hui encore, Aaron Sorkin se dit ouvert à l’idée d’une suite.