
À quelle occasion êtes-vous allé au Bataclan le 13 novembre 2015 ?
À l’époque, en tant que journaliste, je couvrais les sorties et les concerts parisiens. C’est comme ça que j’ai eu des places pour voir les Eagles of Death Metal au Bataclan.
J’y suis allé avec un ami qui ne connaissait pas le groupe. Je me souviens lui avoir dit que si ça ne lui plaisait pas, on ne resterait pas très longtemps. Pour pouvoir partir facilement pendant le concert, on s’est installés dans la fosse, à la droite de la salle, dans le prolongement de l’entrée.
Je ne le savais pas encore à ce moment-là, mais les sorties de secours, elles, sont à gauche de la salle. À l’opposé, donc.
Finalement, le concert plaît à mon ami et on décide de rester.
À quel moment tout a-t-il basculé ?
D’un coup, on entend des pétarades.
Au début, je me souviens m’être dit qu’un ampli était en train d’exploser. Je suis resté dans le déni un moment. Je connaissais le groupe, la salle, j’étais en terrain connu, je me sentais en sécurité… Qu’il y ait un attentat, ça paraît tellement fou, surréaliste, qu’on n’y pense pas tout de suite.
Et la réalité s’impose assez rapidement. Mon ami m’a dit, plus tard, que je répétais : « c’est pas possible, c’est pas possible ».
Que se passe-t-il dans la salle ?
Les lumières s’allument et tout le monde se couche. Je suis emporté par ce mouvement, je ne peux que suivre l’effet de groupe, alors je m’allonge à terre aussi.
Je ne sais pas ce qu’il s’est passé ensuite : j’ai fait une amnésie de quelques minutes. J’étais vulnérable, j’entendais les détonations, je ne comprenais pas ce qu’il se passait. Je ne pouvais qu’attendre.
La mémoire me revient alors que tout le monde se lève. Apparemment, ça s’est passé pendant que le terroriste rechargeait son arme. Quelqu’un a crié « cassez-vous ! » et tout le monde s’est mis à courir. Dès que j’ai vu une personne se lever, j’ai bougé moi aussi. C’était un réflexe. Je me souviens avoir lâché mon sac en me disant qu’il me fallait survivre.
Il y avait beaucoup de monde. C’était la cohue, la folie totale, la panique.
Je me suis dirigé vers la scène. Ça m’a demandé un effort fou, de franchir ces cinq mètres, compressé, entouré d’autres personnes en état de panique. Je reprends mon souffle, et je monte dessus. Là, je cherche une sortie de secours, paniqué, parce que je me répétais que j’étais sur le stand de tir.
J’ouvre une porte. Ce n’était pas une sortie de secours mais une petite salle, une sorte de loge du côté des coulisses, sur le côté droit. Du matériel y était stocké. Des gens s’y étaient déjà réfugiés.
Et petit à petit, de plus en plus de personnes arrivent. On devait être quarante, cinquante peut-être, c’est difficile à dire, il y avait plein de recoins. J’avais perdu mon pote dans la cohue. Je n’avais aucune idée d’où il était.
Vous essayiez de vous cacher ?
C’était une sorte de cache-cache sordide. On attendait là en espérant ne pas être débusqué. Des gens essayaient de bloquer la porte avec tout ce qu’ils avaient sous la main : un ampli, des guitares, tout ce qu’il y avait dans cette salle.
D’un coup, on entend une déflagration. L’un des terroristes s’était fait exploser, je l’ai su après. Sur le moment, j’ai pensé qu’il s’agissait d’une bombe, je me demandais s’ils avaient placé d’autres explosifs dans la salle. On imagine tout et n’importe quoi, dans ces moments-là.
Ça a canardé encore un petit moment. Puis, finalement, ça s’est calmé. Et le temps est passé. Alors, on commence à cogiter. On se dit que c’est trop long, que si la police n’est pas arrivée, c’est mauvais signe. On perd espoir.
Que pensez-vous, à ce moment-là, face à la situation ?
Certains avaient leur téléphone avec eux alors, silencieusement, on essayait de comprendre ce qu’il se passait dehors. J’ai pensé à écrire à mes proches mais je ne l’ai pas fait. Je ne voulais pas leur donner de faux espoirs alors que je ne savais pas encore si j’allais sortir vivant de cette salle.
Je me souviens de l’angoisse de l’attente dans cette petite pièce bondée. Il n’y avait pas un millimètre carré d’espace libre. J’étais debout sur la pointe des pieds. Impossible de m’asseoir. L’inconfort physique a contribué à rendre l’expérience très difficile.
Mais le plus dur, c’était l’impuissance. D’entendre des gens se faire mitrailler et de rien pouvoir faire. Encore aujourd’hui, je suis extrêmement sensible à tous les sons qui peuvent rappeler les bruits de ce soir-là.
Finalement, la police est venue vous libérer ?
Tout est flou. Je ne sais plus qui est rentré, qui était là, qui nous a libérés… On est sortis vers minuit, je crois.
Ce que je sais, c’est qu’on a entendu des éclats de voix, et qu’on ignorait si c’était la police ou des terroristes. Puis les policiers ont défoncé la porte et tout le monde a dû présenter ses mains.
Là, tout se termine. On évacue les blessés puis on sort les uns derrière les autres.
C’est à ce moment-là que j’ai retrouvé mon ami. Ce qui est fou, c’est qu’il était dans la même pièce que moi, mais dans un autre recoin. Il y avait plusieurs accès à ce local et il avait dû passer par un autre endroit. Pendant tout ce temps, il était caché avec moi !
Et après ? Que s’est-t-il passé ?
On sort, mon ami et moi. On retraverse toute la fosse. Dehors, c’était le chaos. On a attendu un bon moment, puis on a fait une première déposition auprès de la police. Ils nous ont proposé de prendre un bus pour rejoindre une cellule d’aide psychologique.
Mais on était nombreux à juste vouloir rentrer chez nous. C’était mon cas, je voulais revoir mes proches. Donc je suis parti rejoindre ma femme.
On devait se retrouver à proximité de la salle après le concert et des gens l’avaient accueillie dans leur appartement pour m’attendre.
Avez-vous parlé de ce qu’il vous est arrivé ?
Quand je suis arrivé, j’ai mangé et j’ai tout raconté. J’avais besoin de parler. J’ai écrit, aussi, pour garder une trace. Je pense qu’il ne faut pas garder les choses pour soi.
C’était important de parler à mes proches, mais aussi d’échanger avec ceux qui ont vécu l’événement avec moi. Certains ont voulu me contacter parce qu’ils m’avaient vu dans la salle.
En parallèle, j’ai aussi essayé de retrouver des gens – des inconnus, des connaissances que je savais sur place. C’est tout bête, mais on voulait se revoir, parler de ce qu’il s’était passé. C’est une manière de faire son deuil, ensemble. Ça crée comme une petite bulle de solidarité. Ce moment m’a beaucoup aidé.
Des cellules d’aide psychologique ont-elles été mises en place ?
La prise en charge à la mairie s’est mise en place efficacement. Je suis très rapidement allé à la cellule d’aide psychologique de la mairie du 11e arrondissement.
Ma compagne m’a accompagné et a pu, elle aussi, bénéficier d’un soutien de leur part.
Les psychologues eux-mêmes étaient choqués : les événements étaient tellement récents. Ça n’a pas dû être facile pour eux le samedi 14 novembre, de se retrouver face à tant de témoignages violents.
Ce suivi était succinct. J’ai ensuite consulté un psychologue thérapeute. D’ailleurs, le fonds de garantie des victimes nous permettait d’avoir d’autres aides psychologiques et des soins remboursés.
Il existe plusieurs méthodes de suivi. Certaines sont verbales, d’autres plutôt visuelles, parce qu’elles ont pour but d’atteindre les souvenirs cachés : la thérapie de brainspotting (BSP), l’EMDR (intégration neuro-émotionnelle par les mouvements oculaires), etc.
Je les ai essayées parce qu’on me le proposait. Ça n’a pas vraiment marché pour moi. Je pense que je n’avais pas vraiment envie de faire ressurgir ces souvenirs. Pour autant, je sais que ça a aidé beaucoup de personnes.
Comment retourne-t-on à sa vie, après un événement pareil ?
J’ai vite retravaillé. Je suis retourné voir des concerts presque directement après l’attentat. Bien sûr, au début, on reste un peu paranoïaque. On a peur. On perd la confiance qu’on accordait jusque-là aux autres. Il faut travailler dessus.
Je compare un peu « l’après » à une « gueule de bois » ou à une rupture amoureuse très difficile. Pendant un moment, on a envie de rester confiné chez soi, de ne voir que ceux qu’on aime, de regarder des films réconfortants… On veut vivre dans un cocon, on ne veut pas rester seul.
Mais je pense qu’on se reconstruit aussi petit à petit, au fil des événements positifs de la vie. Pour moi, ça a été la naissance de mes enfants. Mon fils est né deux ans après l’attentat, presque jour pour jour. Ça remet les pieds sur terre. On pense au futur, à des choses concrètes.
Que pensez-vous des journées de commémoration, comme celle du 11 mars ?
N’ayant pas été blessé et n’ayant pas perdu de proches, j’ai l’impression de devoir faire le deuil de ceux qui ont perdu la vie au Bataclan. Rendre hommage aux défunts est essentiel à mes yeux.
Il faut parler de ces événements, les représenter médiatiquement, rappeler que ça existe. Ce qui fait mal, c’est le silence et l’oubli.
Ce sont pour toutes ces raisons que je parle de mon vécu. La transmission m’a toujours tenu à cœur. Faire le récit de ce qu’il m’est arrivé a participé à me reconstruire.