Il est l’un des visages d’une apiculture française en crise : producteur en Alsace depuis 13 ans, Laurent Fichter ne sait pas s’il pourra poursuivre son activité au-delà de quelques mois, tant le miel français est supplanté par la production étrangère.
Dans les locaux de sa société installée à Ensisheim, dans la campagne nord de Mulhouse (Haut-Rhin), il montre avec dépit ses fûts de 300 kilos empilés les uns sur les autres, renfermant des miels de tilleul, de sapin ou d’acacia. La récolte est terminée depuis plusieurs mois, mais le précieux nectar jaune n’a toujours pas trouvé preneur chez les grossistes. « On n’a reçu aucune proposition. Au mois de septembre, ils nous ont dit qu’ils n’achetaient pas, qu’il fallait voir deux mois après. Deux mois après, toujours pas, et on se retrouve au mois de janvier, on n’a toujours pas écoulé la récolte », explique, dépité, ce producteur de 34 ans, installé depuis 2011.
Si le miel se conserve, cette situation pose des difficultés de trésorerie à l’entreprise. En 2019, Laurent Fichter a investi dans un bâtiment d’exploitation et de nouvelles machines pour développer et professionnaliser cette activité familiale perpétuée depuis quatre générations. Avec 3 000 euros de crédit à rembourser chaque mois, il a besoin d’écouler ses dix tonnes de production. Labellisés bio, et répondant aux critères de l’Indication géographique protégée (IGP) « Miels d’Alsace », ses fûts se vendent habituellement entre 11 et 13 euros le kilo. Mais même rognant sur ses marges pour retomber à 8 euros, comme le miel conventionnel, il ne trouve pas d’acheteur.
« On fait l’effort d’une production de qualité, et finalement c’est presque comme si on avait travaillé pour rien », regrette-t-il. « En mai, je ne sais plus comment payer. Il va me rester quoi ? De finir comme un agriculteur qui se suicide ? Ce n’est pas le but », confie ce père de quatre enfants, qui en veut aux banques de refuser de jouer leur rôle « de tampon ».
Second travail
Si la vente directe lui a permis de tenir pendant l’automne, il a fini par rédiger son CV pour chercher un second travail. Il commence lundi comme ouvrier dans une usine d’agroalimentaire, et prévoit de payer une partie des charges de son exploitation avec son salaire.
« C’est un complément, pour ne pas perdre l’entreprise, pour ne pas perdre le bâtiment. J’y ai mis du cœur, je veux absolument éviter la liquidation judiciaire », explique-t-il. « Mais je pense que certains confrères n’y échapperont pas. » Car sa situation n’est pas une exception. Selon la Fédération des associations de développement de l’apiculture (Ada France), 63 % des apiculteurs français ont du mal à commercialiser leur récolte 2023.
La demande de miel en France s’élève pourtant à environ 45 000 tonnes par an, largement de quoi absorber la production nationale, estimée à 34 000 tonnes en 2023. Mais les difficultés des producteurs s’expliquent par la concurrence des miels importés de l’étranger, notamment d’Ukraine ou de Chine, à des prix souvent inférieurs à 2 euros le kilo.
Arbitrage du consommateur
« Nous faisons le maximum pour commercialiser des miels français tous les ans », assure Marie Lecal-Michaud, directrice générale du grossiste Famille Michaud, le plus gros acheteur sur le marché français. « Mais, c’est le consommateur qui fait l’arbitrage au final, et on a du mal à vendre le miel français en grande distribution. »
À l’unisson de la filière, elle estime que l’apiculture française n’est « pas suffisamment » prise en compte par les pouvoirs publics. « L’attention des autorités est quasi-inexistante », soutient-elle. « Elles ont un rôle à jouer au niveau des fraudes. Aujourd’hui, mettre des règles sans contrôle, ou avec des sanctions dérisoires, c’est comme mettre des limitations de vitesse sans radar ».
Dans ce contexte déjà difficile, la suspension, décidée jeudi par le gouvernement, du plan Écophyto visant à réduire l’usage des pesticides est un mauvais coup porté aux apiculteurs et leurs abeilles. « Je vois d’un très mauvais œil ces annonces. Si on revient en arrière sur les interdictions de certains pesticides, on risque de reprendre une claque et de perdre des ruches », s’inquiète Ivan Broncard, président d’Ada France. « Il y aura moins de production, mais je ne pense pas que ce soit la solution. »