Il est à l’origine d’un monde, sans doute. Un monde où se croisent les mystères de Pompéi et les amours courtoises, les « montres molles » de Dalí et les Ménines de Vélazquez, l’Alice de Lewis Carroll, des phallus et des fentes.
Jacques Lacan, bien plus qu’un psychanalyste… Depuis qu’il est mort, il y a un peu plus de quarante ans, il ne cesse de hanter la création et la pensée contemporaines. Par son obsession pour le langage ; par ses éclairages inédits sur notre capacité à regarder, aussi. « À la croisée de la philosophie contemporaine et de l’histoire de l’art ancien, Lacan a forgé une théorie du regard, la plus puissante qui soit, assure l’un de ses disciples, le psychanalyste et esthète Gérard Wajcman. Le nom de Lacan compte pour la pensée du temps, de son temps comme du nôtre. »
Démocratiser l’accès à la pensée tortueuse de Lacan
Pour en faire la démonstration, il a accompagné, tout comme Paz Corona, autre psychanalyste, les historiens de l’art Bernard Marcadé et Marie-Laure Bernadac dans l’orchestration d’une vaste exposition au Centre Pompidou- Metz. Celle-ci s’inscrit dans le sillage du magnifique hommage, en 2015, à l’écrivain Michel Leiris, qui fut d’ailleurs l’un de ses compagnons de route. Une première, tant la figure unique et complexe de Lacan est difficile à appréhender pour le commun des mortels, « singulière et surprenante, fondamentalement controversée », poursuit Gérard Wajcman. Comment démocratiser l’accès à l’une des pensées les plus exigeantes, tortueuse souvent, du siècle passé ? Le modèle de l’exposition pourrait s’avérer idéal, qui sert à merveille l’objectif des quatre commissaires : évoquer le plus éminent rival de Sigmund Freud non comme un visionnaire, mais comme « un homme qui aidait à voir ».
« Le monde de l’art n’est pas pour Lacan un monde comme un autre. Ses écrits comme son enseignement oral portent témoignage que la chose peinte ou écrite possède un statut privilégié parmi les pensées du monde. »
Bernard Marcadé
Plutôt qu’évocation biographique, le parcours messin cherche ainsi à nous initier aux méandres lacaniens. Il « peut se lire à partir de trois régimes de regard, renvoyant à trois régimes de rencontre : le regard porté par Lacan sur les œuvres ; le regard porté par les artistes sur la pensée de Lacan ; les œuvres qui ne sont ni indexées par Lacan ni indexées par les artistes en référence directe au psychanalyste mais qui sont susceptibles de regarder la pensée de Lacan », résume Bernard Marcadé, fin connaisseur de Marcel Duchamp, autre éminent complice du penseur.
Et d’ajouter : « Le monde de l’art n’est pas pour Lacan un monde comme un autre. Ses écrits comme son enseignement oral portent témoignage que la chose peinte ou écrite possède un statut privilégié parmi les pensées du monde. »
Lacan, l’ami des artistes
Des années 1930 à la fin de sa vie, en septembre 1981, Lacan s’est entouré des artistes les plus divers, les accompagnant de sa pensée, s’en nourrissant aussi. Avant-guerre, il fait partie de la très secrète société Acéphale, orchestrée par Georges Bataille. Il fraie avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Albert Camus, Salvador Dalí, Valentine Hugo, il est le médecin de Picasso et le psychiatre, peut-être pas très inspiré, de la délaissée Dora Maar, quand elle entre en crise psychotique en 1945…
Il est aussi le seul, avec Jean- Luc Godard, à applaudir au film Daddy (1973) dans lequel Niki de Saint Phalle dénonce les abus de son père incestueux (Lacan raffolait sans doute du paradoxe de porter un tel nom hérité du père abuseur). Pas un de ses fameux séminaires, suivis par toute l’intelligentsia de l’époque, n’est dépourvu d’une allusion à un tableau, une sculpture…
Propriétaire de l’Origine du monde
Les références directes à nombre de chefs-d’œuvre fourmillent et servent ici de point d’ancrage : les Ambassadeurs d’Hans Holbein, l’Extase de sainte Thérèse du Bernin, Psyché découvre Éros de Jacopo Zucchi, les énigmes de Magritte et les ready-made de Duchamp… Mais nombre d’œuvres contemporaines sont aussi convoquées, que Lacan n’a jamais vues ni même envisagées. « “Lacan, l’exposition” est à l’opposé du cénotaphe […] : ce qu’il s’agit d’exposer, c’est en un sens le corps de Lacan dans le corps de l’art le plus vivant », assure Gérard Wajcman. Autant de fils d’Ariane qui nous aident à comprendre comment il fit « du regard un objet, un objet fondamental, déclarant que le sujet, le spectateur du monde, le sujet voyant, est d’abord un être regardé, poursuit le psychanalyste dans le catalogue. Y compris par les œuvres d’art elles-mêmes – envisagées, structurées comme un œil, avec un trou au centre. »
« Masson était assurément le peintre dont mon père a acheté le plus de tableaux – il l’appréciait intensément. »
Judith Lacan
L’origine d’un monde, donc. L’Origine du monde, aussi, bien sûr. Si les profanes en psychanalyse connaissent quand même le nom de Jacques Lacan, c’est par l’intermédiaire de la scandaleuse toile de Courbet. Il en fait l’acquisition en 1955. Pour la mettre en scène dans sa demeure de Guitrancourt, dans les Yvelines, il en appelle au peintre André Masson, l’un des intimes de son cercle : Lacan a épousé Sylvia Maklès, ex-femme de Bataille, et André Masson, sa sœur Rose. En outre, témoigne Judith, la fille de Lacan, « Masson était assurément le peintre dont mon père a acheté le plus de tableaux – il l’appréciait intensément. »
Pour préserver des regards pudibonds le tableau de Courbet, aujourd’hui conservé au musée d’Orsay qui le prête exceptionnellement à Metz, Masson réalise une sorte de « cache-sexe ». Sur un panneau coulissant, il dessine « une esquisse linéaire d’une fluidité extrême, comme un fil de sang bouillonnant et sans fin, qui reprend exactement les contours du corps acéphale de Courbet, selon le processus du “voilé /dévoilé”, analyse Agnès de La Beaumelle dans le catalogue. Un “écran” nécessaire pour dire encore – pour “un plus de jouissance” chez le voyeur – l’ambivalence d’une peinture qui occulte et révèle en même temps.
Le lieu tragique de la vie et de la mort
Offrant en son centre une zone sombre “fantôme”, il dit la nature médusante du sexe féminin, ce lieu tragique de la vie et de la mort, ce lieu “impossible”, cette bouche d’ombre. » Ce dispositif sera essentiel à l’élaboration d’un autre mythe, l’installation Étant donnés que Duchamp élabore dans le secret de son atelier de New York, avec sa serrure qui ouvre sur un autre monde originel, femme allongée et offerte dans les broussailles.
Considérer l’œuvre au titre d’objet.
Cette Origine du monde dit aussi le corps comme cœur de sa relation à l’art. Une anecdote romaine suffit à l’évoquer. Un jour, au début des années 1970, les gardiens du palais Barberini sont interloqués par les gesticulations incongrues d’un visiteur devant le Narcisse de Caravage. C’était Lacan, en visite chez son ami Balthus, qui dirigeait alors la Villa Médicis : il s’évertuait à comprendre, avec son corps même, la position du Narcisse saisi par son propre reflet. D’une certaine façon, Lacan faisait miroir au miroir… Mais si son regard de psychanalyste est, sur l’art, singulier, c’est surtout par son refus de le considérer comme une émanation de l’inconscient qu’il s’agirait de décrypter.
« Le seul avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position, lui fut-elle donc reconnue comme telle, c’est de se rappeler avec Freud qu’en sa matière, l’artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie », clamait le maître dans son Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein, en 1965. À ses yeux, l’art précède la pensée. « Il ne saisit pas le tableau comme un rêve du peintre, susceptible d’être lu, interprété, éclaire Gérard Wajcman. L’inconscient du peintre, on y accède éventuellement, mais par l’oreille, sur un divan, pas dans un musée. Lacan va considérer l’œuvre au titre d’objet. »
Un objet du désir
Un concept qu’il raffinera à l’extrême, avec la notion cardinale « d’objet a », soit « l’objet cause du désir » en tant que manque, reste et chute, décrypte le catalogue. « Ainsi, une telle exposition pourrait-elle être la fête au trou, vide, fente, faille, coupure, lacune, perte, manque et cie », s’amuse Wajcman. Elle l’est un peu, de la façon la plus variée : des yeux arrachés de la Sainte Lucie de Francisco de Zurbarán aux lacérations de Lucio Fontana, des défécations de Carol Rama aux fragilités de Louise Bourgeois. D’ailleurs, que pensait-elle de Lacan, cette grande dame dont la présence est centrale dans l’exposition ? « Un imposteur, un plaisantin, clamait-elle. [Gaston Bachelard] ou Lacan, tous ces fous de Français, partent des abstractions, des idées. Pas moi. Je pars du présent très immédiat, si le présent immédiat me perturbe terriblement, je reviens petit à petit sur mon propre chemin. »
Au nom du père ? Très peu pour Louise, qui s’est acharnée tout au long de sa vie sur la figure patriarcale. « Les non-dupes errent », lui aurait rétorqué Lacan, en un de ses fameux jeux de mots. Car, comme le souligne le catalogue, ils n’étaient pas si éloignés l’un de l’autre : « L’exploration des surfaces, des coupes, des vides, des bords, de l’espace et des arêtes – liée profondément à l’expérience d’avoir un corps et un inconscient – est un travail qu’ils ont mené l’un et l’autre », écrit la psychanalyste Jamieson Webster.
En conversation avec Duchamp
« Ce dont l’artiste nous livre l’accès, c’est la place de ce qui ne saurait se voir. »
Maurice Merleau- Ponty
Pas question, on l’aura compris, de mettre l’œuvre d’art sur le divan. Ce qu’ausculte Lacan, c’est « ce qui va de l’œuvre au sujet regardeur, les effets de l’objet d’art sur ce spectateur universel qu’est le sujet », ajoute Wajcman. On comprend dès lors pourquoi Lacan entrait si bien en conversation avec Duchamp, lui qui théorisa que « le regardeur fait l’œuvre ».
« Présentifier et absentifier, dans un même mouvement, tel est ce qui bat au cœur du processus de toute représentation, tente d’éclairer Bernard Marcadé. Quand René Magritte écrit “Ceci n’est pas une pipe” sous une image très bien réalisée d’une pipe, il montre en quoi cette représentation, fut-elle la mieux “léchée” possible, ne saurait être fumée en dépit de sa ressemblance avec son référent. » Cela donnerait dans la bouche de Lacan, quand il rend hommage à l’ami philosophe Maurice Merleau- Ponty : « Ce dont l’artiste nous livre l’accès, c’est la place de ce qui ne saurait se voir. »
C’est peut-être le poète Jacques Roubaud qui nous permet d’approcher au plus près la vérité de Lacan, dans son poème Docteur Lacan, coyote : « Il crée le monde mais à peine l’a-t-il créé qu’il le détruit. Il provoque le Déluge, mais il a un radeau. Il vole le feu, le soleil ou la lune. […] Son nom a couru et court encore sur toutes les lèvres. Il change tout le temps. Sur sa route, éternellement en train de marcher. Il est à l’origine et sur tout le chemin. […] Petit-fils du grand Shaman, Freud. Shaman lui-même. On le montre du doigt : “Voilà Joueur-de-Tours”. Tous se méfient. […] Son nom, chez les Indiens d’Amérique : Coyote. Son nom chez nous : Lacan. Docteur Lacan. Auteur, écrit-il, […] “d’un poème signé : Là-Quand”. Lacan, c’est à Metz, maintenant.
Une traversée de la pensée Lacanienne
Après l’exposition Michel Leiris, en 2015, Pompidou-Metz poursuit sa programmation exigeante et audacieuse. Pas moins de 300 œuvres sont rassemblées pour évoquer le psychiatre français le plus influent du siècle passé, sous le commissariat de Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé, historiens de l’art, associés à Gérard Wajcman et Paz Corona, psychanalystes.
Lacan, l’exposition – Quand l’art rencontre la psychanalyse
Du 31 décembre 2023 au 27 mai 2024
Centre Pompidou-Metz • 1 Parvis des Droits de l’Homme • 57020 Metz
www.centrepompidou-metz.fr
Catalogue sous la direction de Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé, associés à Gérard Wajcman et Paz Corona
Coéd. Gallimard / Centre Pompidou-Metz • 320 p. • 39 €
Une somme ultracomplète pour s’initier à la pensée lacanienne. Articulée à la façon d’un dictionnaire, elle permet une multitude d’approches, évoquant ses lectures fondatrices, de Sade à Alice aux pays des merveilles, son cercle d’amis, de Bataille à Merleau-Ponty, et les artistes qui l’entourèrent.
Du 7 janvier au 24 mars
Pas de séminaires pour l’exposition Lacan, mais une série de conférences qui éclairent certaines des œuvres présentées : Cécile Cerf offre un autre regard sur l’Origine du monde, Yannick Haenel évoque Caravage et son Narcisse, Bernard Blistène revient sur l’amour des jeux de mots de Raymond Hains, Carolina Sprovieri raconte Carol Rama, et enfin Hélène Gheysens présente Léa Lublin, l’une des rares artistes qui aient impliqué Jacques Lacan directement dans sa création.