Auréolée d’or, la belle aux cheveux noirs ressemble à une icône. Comme surgis d’un rêve, son visage ovale et sa silhouette sinueuse vêtue d’une robe moirée émergent d’un écrin de motifs chatoyants. Yeux alanguis, lèvres entrouvertes et joues teintées de rose, la jeune femme apparaît indécise et sensuelle. Son poignet relâché et ses doigts effilés tracent des lignes brisées, tortueuses. Pour Klimt, ce portrait est un nouveau prétexte pour peindre une figure de femme fatale, mystérieuse et un brin sulfureuse…
Pour ce tableau orné de feuilles d’or et d’argent, Klimt s’est inspiré des mosaïques byzantines de la basilique Saint-Vital (VIe siècle), à Ravenne. À l’image du Baiser, son chef-d’œuvre réalisé l’année suivante, le Portrait d’Adèle Bloch-Bauer est emblématique de l’esprit décoratif, complexe et raffiné du Jugendstil, version allemande de l’Art nouveau, qui secoue l’Empire austro-hongrois entre 1890 et la fin des années 1900. Porté par les membres de la Sécession viennoise, le mouvement met en avant l’artisanat précieux, favorise les lignes souples et fluides, s’inspire du passé et des motifs végétaux, brouille les frontières entre art et arts décoratifs…
Mais qui est donc cette sublime dame en or ? À l’aube du XXe siècle, les Viennois la surnomment « la belle Juive ». Fille du banquier Moritz Bauer, Adèle est une jeune femme de 26 ans mariée à Ferdinand Bloch, un riche bourgeois qui a fait fortune dans l’industrie sucrière. La perte de trois bébés l’a rendue mélancolique, mais l’art lui redonne le sourire. Dans son luxueux appartement viennois, le couple de riches mécènes tient salon. D’une élégance impériale avec ses robes blanches et son fume-cigarette en or, Adèle attire tous les regards lors de dîners réunissant les plus grands artistes de la ville, dont Klimt et le compositeur Gustav Mahler.
En 1926, Adèle meurt d’une méningite à 42 ans. Inconsolable, son mari transforme sa chambre en mausolée envahi de fleurs blanches. Au centre trône le tableau de Klimt, plus que jamais icône…
Mariée au frère de Ferdinand, sa sœur Thérèse a plusieurs enfants dont Maria (l’héroïne du film de Sam Curtis, La Femme au tableau, incarnée par l’actrice Helen Mirren aux côtés de Ryan Reynolds et Daniel Brühl en 2015). Les deux couples vivent dans le même immeuble… juste en face de l’Académie des beaux-arts qui recale Adolf Hitler, alors aspirant peintre, en 1909 !
Klimt met trois ans à achever le portrait doré commandé par l’époux d’Adèle en 1904. A-t-il été l’amant du modèle ? Nul ne le sait… Quoi qu’il en soit, l’artiste la dessine une dizaine de fois et la peindra de nouveau avant de s’éteindre en 1918. En 1926, Adèle meurt à son tour d’une méningite à 42 ans. Inconsolable, son mari transforme sa chambre en mausolée envahi de fleurs blanches. Au centre trône le tableau de Klimt, plus que jamais icône…
En mars 1938, sa nièce Maria épouse le ténor Fritz Altmann. Mais, dès leur retour de lune de miel, l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie remplace l’or par l’ombre. Très vite, l’antisémitisme s’étend jusqu’à tout engloutir. Entreprises, château praguois, toiles de maître, objets d’art… Entre 1938 et 1941, tous les biens des deux couples sont confisqués. Le somptueux collier de diamants, qu’Adèle portait sur le tableau et dont Maria avait hérité, finit au cou de la femme d’Hermann Göring.
Cinq tableaux de Klimt sont arrachés à Ferdinand : la dame en or, le second portrait d’Adèle coiffée d’un grand chapeau noir (1912) et trois paysages dont Buchenwald (1903). Après avoir en vain tenté de récupérer la toile dorée, Ferdinand parvient à fuir en Suisse. Ses neveux et nièces, parmi lesquels Maria (dont les nazis ont temporairement pris en otage le mari à Dachau pour extorquer de l’argent au frère de celui-ci, réfugié en France) immigrent aux États-Unis… Gustav, leur père, est mort en 1938, peu après la confiscation de son précieux violoncelle. Leur mère (qui survivra à la guerre) reste derrière eux.
En 1998, Maria, âgée de 82 ans, décide d’en découdre devant les tribunaux : un défi à la David et Goliath !
Devenue modiste à Los Angeles, Maria Altmann (1916–2011) tente une première fois, après la guerre, de réclamer les Klimt, dont le portrait de sa tante qui se trouve alors accroché au palais du Belvédère, à Vienne, où il est considéré comme « la Joconde autrichienne ». Mais le gouvernement s’y oppose et ne consent à lui rendre qu’une collection de porcelaines. Dans les années 1980–1990, une enquête relance le scandale des spoliations nazies en Autriche. En 1998, Maria, âgée de 82 ans, décide d’en découdre devant les tribunaux : un défi à la David et Goliath ! Dans son testament, Adèle avait exprimé le vœu que les Klimt entrent au Belvédère après la mort de son mari, clame le musée. Mais ces mots n’ont pas de valeur juridique : c’est Ferdinand qui était le propriétaire légal des toiles. Et, surtout, la Viennoise ignorait le sort que son pays allait réserver aux Juifs…
Maria, elle, a un atout plus tranchant : une lettre signée « Heil Hitler » prouvant la triste façon dont les toiles sont entrées au musée. Aidée du jeune avocat américain Randol Schoenberg, descendant de déportés, et du journaliste viennois Hubertus Czernin, elle finit par obtenir gain de cause au bout de sept ans de procès. En 2006, le musée lui restitue les tableaux. Maria vend alors le portrait doré à Ronald Lauder, magnat des cosmétiques et grand collectionneur, pour 135 millions d’euros. L’œuvre est depuis exposée à la galerie Neue de New York, selon la volonté de Maria. Une façon de dire merci à son pays d’accueil !
Par Sam Curtis
The Accidental Caregiver : How I Met, Loved and Lost Legendary Holocaust Refugee Maria Altmann
Par Gregor Collins
Gustav Klimt, d’or et de couleurs
Du 10 juin 2020 au 3 janvier 2021
Bassins de Lumières • Impasse Brown de Colstoun • 33300 Bordeaux
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