Un chef-d’œuvre de Léonard dissimulé entre deux cloisons d’un palais ? L’histoire est si séduisante qu’elle a inspiré à Dan Brown, auteur du Da Vinci Code, une partie de son roman Inferno en 2013. Tout commence à l’aube du XVIe siècle. En 1503, Pier Soderini, qui vient d’accéder au pouvoir à Florence après l’expulsion des Médicis, commande à Léonard – alors ingénieur de guerre dans la cité toscane – une peinture militaire. Destinée au mur est de la salle du Grand Conseil (aujourd’hui salle des Cinq-Cents) du palazzo Vecchio, la fresque de dix-sept mètres sur sept doit représenter la bataille d’Anghiari, victoire des armées florentines sur les Milanais qui a mené à l’indépendance de la ville en 1440. Sur le mur d’en face, le rival Michel-Ange doit peindre une autre bataille – une stratégie habile pour inciter les deux artistes à se surpasser !
Le 24 octobre 1503, Léonard s’attèle au projet sur lequel il planche durant deux ans avec cinq assistants. Ses croquis et cartons préparatoires achevés, il commence à peindre le 6 juin 1505. Les biographes de l’époque rapportent qu’il concocte pour l’occasion de nouveaux enduits contenant de la cire et de la résine, afin d’élargir sa palette à de nouveaux pigments. Mais le génie s’arrache les cheveux : malgré un système de flambeaux destiné à accélérer le séchage des couleurs, ces dernières ne tiennent pas et coulent le long du mur. Léonard quitte finalement Florence pour Milan le 30 mai 1506, en s’engageant à revenir trois mois plus tard pour terminer l’ouvrage. Une promesse que le célèbre procrastinateur ne tiendra finalement jamais, poussant Michel-Ange (qui n’en était qu’au carton) à jeter lui aussi l’éponge !
De la fresque prévue, il ne serait resté que la partie centrale : un groupe équestre de six mètres sur quatre, baptisé « la lutte pour l’étendard ». Une portion immédiatement reconnue, malgré les bavures, comme un chef-d’œuvre par les artistes de la Renaissance qui, tous, la copient ou s’en inspirent. Parmi eux, Raphaël et Benvenuto Cellini, qui la surnomme « l’école du monde » ! Au XVIIe siècle, Rubens lui-même en copiera les cartons réalisés de la main du maître [ill. en une].
En 1512, les Médicis reprennent le pouvoir et exilent le commanditaire de l’œuvre. En 1555, Cosme Ier demande à Vasari de redécorer la salle avec six fresques sur les victoires militaires des Médicis. Mais l’artiste a-t-il vraiment détruit celle de Léonard en repeignant par-dessus ? Respectueux de ses prédécesseurs, Vasari ne fera-t-il pas, en 1570, construire un mur dans l’église de Santa Maria Novella devant une fresque de Masaccio, de façon à laisser, pour ne pas la détruire, un vide entre l’œuvre du maître et la sienne ? N’aurait-il pas fait de même pour Léonard qu’il admirait ?
Depuis cinquante ans, Maurizio Seracini, bioingénieur spécialisé dans l’analyse d’œuvres italiennes, est persuadé que la fresque est toujours là. En 1975, ce professeur à l’université de San Diego découvre dans l’étendard de La Tour de Saint-Vincent, fresque de Vasari peinte face à l’emplacement de La Bataille d’Anghiari, une étrange formule dissimulée sur un étendard au milieu d’une foule de soldats : « Cerca Trova » (« Cherche Trouve »)… qu’il interprète comme une incitation secrète à retrouver l’œuvre de Léonard !
En 2009, il obtient l’autorisation du maire de Florence de percer de minuscules trous dans la peinture de Vasari pour y glisser des caméras endoscopiques. Une centaine d’experts furieux ripostent avec une pétition : pas question d’endommager la Bataille de Scannagallo pour une chimère ! Début 2012, l’équipe de Seracini, partiellement financée par la National Geographic Society, glisse pourtant ses micro-caméras à travers la peinture, rencontre un espace vide et réalise des prélèvements. Verdict ? Il y aurait bien là des pigments similaires à ceux qu’utilisait le père de la Joconde, mais il faudrait aller plus loin…
Le maître n’aurait même jamais posé ses pinceaux sur le mur !
Le 7 octobre 2020, l’experte Cecilia Frosinini tranche : « il n’y a pas de Bataille d’Anghiari sous la peinture de Vasari », affirme-t-elle dans une interview publiée sur le site italien Globalist, à l’occasion de la présentation au musée des Offices d’un ouvrage universitaire collectif de 596 pages (La Grande Salle du palazzo Vecchio et la Bataille d’Anghiari de Léonard de Vinci. De la configuration architecturale à l’appareil décoratif, éditions Olschki, 2019) dont elle est co-autrice… et qui entend clore le débat. Car selon cette spécialiste de Léonard, directrice du département de restauration des peintures murales de l’Opificio delle Pietre Dure (institut de recherches réputé de Florence), le maître n’aurait même jamais posé ses pinceaux sur le mur !
Et ceux qui ont prétendu avoir vu l’œuvre de leurs yeux ? Ils n’ont dû voir que les cartons, assure-t-elle – allant à l’encontre du témoignage de plusieurs auteurs du XVIe siècle, dont Albertini et Paolo Giovio qui décrit une peinture « magnifique », « incomplète à cause d’un défaut de l’enduit ». Et les pigments trouvés par Seracini ? Ils ont été analysés dans un laboratoire privé qui ne les a pas partagés, objecte-t-elle, glissant même qu’il pourrait s’agir de simples minéraux faisant partie du mur. Quant à l’inscription « Cerca Trova », elle voudrait dire « qui cherche la liberté la trouve avec les Médicis ». Ne peut-on pas pourtant imaginer que plusieurs siècles d’abandon auraient simplement rendu la peinture très difficile à déceler ? Pour les rêveurs, le mystère demeure…