En 1810, lorsqu’il expose à l’académie de Berlin son Moine au bord de la mer, face à un autre tableau, Abbaye dans une forêt de chênes, Caspar David Friedrich suscite une forme d’incompréhension chez la critique.
Pourquoi peindre un paysage si vide, quasiment intégralement occupé par un ciel menaçant, avec une ligne d’horizon si basse ? Pourquoi imposer au spectateur cette sensation de vacuité abyssale avec « cette peinture ouverte, seulement cadrée par son cadre », selon Markus Bertsch, commissaire de l’exposition ? L’analyse technique de l’œuvre a montré qu’au moins un grand navire avait été effacé par Friedrich, repentir signifiant son projet : épurer son œuvre pour susciter délibérément un certain malaise.
Progressivement, le peintre a en effet affiné sa stratégie visant un objectif : mettre l’homme qui observe son tableau en position de véritablement regarder le paysage. Dans l’un de ses textes, le peintre note ainsi que c’est « un grand mérite, peut-être la plus grande chose dont un artiste est capable lorsqu’il touche l’esprit et suscite des pensées, des sentiments et des émotions chez celui qui regarde, même s’ils ne sont pas les siens ».
Chez Friedrich, la figuration de la nature n’est plus un simple prétexte décoratif ou une démonstration de dextérité naturaliste. Elle relève d’une autre visée. Pour lui, il s’agit de jouer d’un pouvoir de fascination du sublime de la nature, presque divin, pour attiser les braises de la spiritualité.
Une lecture littérale de son œuvre
En homme du XVIIIe siècle, Friedrich est habité par la religion. Si, parfois, surgit dans une simple esquisse une croix tracée dans la roche, on quitte le registre de la seule allusion avec quelques tableaux majeurs, le célébrissime Retable de Tetschen (non présent à Hambourg) ou les Ruines du monastère d’Oybin (vers 1812). Au centre, l’autel, à gauche la croix, à droite une sculpture de la Vierge, autant d’évocations qui ont aussi une autre vocation : nous rappeler que, dès lors que l’homme intervient sur la nature, il la détruit. Ce geste funeste, c’est ce qui annonce déjà l’anthropocène, cette nouvelle ère géologique au cours de laquelle l’homme a tout bouleversé, et qui résonne largement chez les artistes contemporains, dont une vingtaine sont réunis en prolongement de l’exposition.
Ces réinterprétations permettent aussi de retisser le lien avec un artiste honteusement récupéré par les nazis.
Si certains d’entre eux font une lecture très littérale de la peinture de Friedrich (Kehinde Wiley ou Elina Brotherus), d’autres ont une approche éminemment plus poétique (Mariele Neudecker, Jonas Fischer ou Jochen Hein). Ces réinterprétations permettent aussi de retisser le lien avec un artiste honteusement récupéré par les nazis, au point que les Allemands se sont interdit de regarder Friedrich jusque dans les années 1960. À voir les files de visiteurs qui se pressent aujourd’hui vers la Kunsthalle de Hambourg, le mythe n’en a pas été écorné.
« Un tableau conversationnel avec la nature »
Poursuivant toujours son objectif de magnétiser le regard, l’observateur acharné de la nature que fut Friedrich, qui commença par maints dessins sur le motif – il ne se mit à peindre à l’huile que tardivement –, trouvera un autre subterfuge pour imposer au spectateur cette attention. Il insère dans ses tableaux la figure du « regardeur », ce petit personnage toujours figuré de dos en train lui-même de contempler ce que l’on doit à notre tour regarder religieusement. Friedrich n’est certes pas l’inventeur de ce leitmotiv, mais il lui assigne un nouveau rôle, là figure monumentale dans le mythique Voyageur contemplant une mer de nuages (1818), ici en trio parfaitement scénographié dans Falaises de craie sur l’île de Rügen (après 1818).
« On imagine Friedrich mélancolique, tourmenté, ce qui est vrai, mais on ne sait pas tout de lui. Il était aussi un personnage joyeux. »
Markus Bertsch
Pour nous faire comprendre ce processus très pensé, sorte d’invention du « tableau conversationnel avec la nature » selon les termes de Markus Bertsch, l’exposition de Hambourg rassemble un très grand nombre de fascinants dessins. En goguette dans la nature, Friedrich y démontre son aptitude à tout décrire avec minutie, détails de tronc, de feuille, de rocher qu’il associe à des cadrages à la ligne d’horizon très basse, singulière dans ce type d’esquisses. C’est ensuite dans l’atelier que l’artiste recompose ses œuvres.
Son antre est connu par une peinture de son contemporain Georg Friedrich Kersting (1785–1847) figurant un espace seulement occupé par le chevalet et quelques palettes et réglettes accrochées aux murs, loin de l’encombrement que l’on observe dans les espaces de travail de maints artistes. Cette image de l’atelier de Friedrich, accrochée à côté du très célèbre portrait de l’artiste dû à Gerhard von Kügelgen (1772– 1820), livre d’ailleurs une vision très éloignée de celui-ci, peint en personnage au regard furieusement déterminé. Markus Bertsch se réjouit de confronter ces œuvres. « On imagine Friedrich mélancolique, tourmenté, ce qui est vrai, mais on ne sait pas tout de lui. Il était aussi un personnage joyeux. »
Un autre tout petit portrait témoigne d’une autre influence, celle que l’Allemand exerçait alors sur les artistes français de son temps. Prêté par la fondation Custodia, il est signé du miniaturiste Alphonse de Labroue (1792–1863) et était assez méconnu jusque-là. A contrario, Pierre-Jean David d’Angers (1788–1856), auteur de la célèbre formule « Friedrich a inventé la tragédie du paysage », était bien connu pour son admiration envers le maître. Pourquoi s’étonner de ces liens ? Tout simplement parce que Friedrich, le patriote nationaliste, était alors un fervent contempteur de l’occupation de la Saxe par les troupes de Napoléon depuis la bataille d’Iéna (1806), qui ne prendra fin qu’à l’issue de la campagne d’Allemagne (1813). Très attaché à son pays, Friedrich ne fut d’ailleurs pas de ces grands artistes voyageurs de l’époque.
L’ombre de la mort, omniprésente
Né à Greifswald, ville hanséatique des bords de la Baltique, formé un temps à l’académie de Copenhague, il se contentera de partir explorer l’île de Rügen, en 1801, non loin de sa ville natale. Dès 1798, Friedrich s’était fixé à Dresde, la « Florence de l’Elbe », dynamique centre artistique où il est en quête de notoriété. C’est de là qu’il arpente les monts gréseux de la Suisse saxonne, saisissant ces paysages noyés dans la brume.
Quant au Watzmann, l’un des plus hauts sommets d’Allemagne situé en Bavière, Friedrich ne l’aura jamais vu. Il est pourtant le sujet d’un tableau de grand format qui choqua la critique à son tour : loin des vues pittoresques produites par ses contemporains, Friedrich y combine différentes topographies fantaisistes de haute et moyenne montagne, image d’une nature totalement vierge, sans aucune présence humaine.
Un autre morceau de bravoure sera son incontournable Mer de glace. Le peintre avait certes réalisé de petites études lorsque l’Elbe avait gelé durant l’hiver 1820– 1821. Mais son vaste format, totalement occupé par d’improbables amoncellements géométriques de blocs de glace, est un pur produit de son imagination. Trop moderne en son temps, l’œuvre ne trouva jamais preneur. « Dans une quête de tracer une route vers l’Amérique par le nord, de nombreux navires firent à l’époque naufrage dans les glaces, explique Markus Bertsch. Ce tableau en témoigne à sa manière et nous invite à nous méfier des forces de la nature. Mais dans l’effroi qu’il suscite, il y a peut-être aussi ce souvenir tragique où, tombé enfant dans les eaux glacées de la Baltique, le jeune Friedrich fut sauvé par son frère Johann qui, lui, se noya. »
En partie paralysé après une attaque en 1835, peindre lui devint très difficile.
Dans l’œuvre de Friedrich, rôde l’ombre de la mort. C’est là une autre dimension majeure de son travail, déjà très explicite dans trois très belles gravures de 1801–1802 (dont Femme au corbeau et au bord d’un gouffre) et qui se fera plus prégnante dans ses dernières œuvres. La fin de vie de l’artiste, souvent tourmentée, fut empreinte d’une grande tristesse. En partie paralysé après une attaque en 1835, peindre lui devint très difficile. L’artiste se remit au dessin, expérimentant différentes techniques, se tenant le coude dans l’exercice. Il n’en produisit pas moins des chefs-d’œuvre, tels ces dessins sépia au velouté incroyable appartenant à la collection de la reine du Danemark.
Au-delà de cette difficulté physique, Friedrich, qui comptait déjà dans son sillage quelques suiveurs plus ou moins brillants (Carl Gustav Carus ou Ernst Ferdinand Œhme), aurait-il été été capable de se renouveler ? Bien plus tôt, en 1824, une brève expérimentation avait été fulgurante. Suivant les conseils de son ami le peintre norvégien Johan Christian Dahl (1788– 1857), Friedrich s’autorise l’esquisse en couleurs sur le motif.
En demeure trois extraordinaires couchers de soleil, dont deux sont exceptionnellement réunis à Hambourg, incroyables de modernité, habités à nouveau par cet extraordinaire sentiment de vide. Cette échappée belle n’aura guère de suite. En 1835, Bord de mer au clair de lune, sa dernière œuvre, est du pur Friedrich.
Un vaste panorama atmosphérique, jalonné d’ancres marines (symbole d’espoir). Là encore un repentir au centre où le peintre avait prévu initialement un grand navire. Comme en 1810, il l’a effacé pour ne pas attirer l’attention sur ce seul motif. Avec toujours ce même objectif : permettre au regardeur de s’immerger totalement, au gré de son Stimmung, dans ce paysage aqueux, le laisser se noyer dans les eaux glacées de la mer. Sans retour possible cette fois.
Caspar David Friedrich. Art for a New Age
Du 15 décembre 2023 au 1 avril 2024
Hamburger Kunsthalle • 5 Glockengießerwall • 20095 Hamburg
www.hamburger-kunsthalle.de