Le plus amusant dans les tendances reste sans doute leur caractère imprévisible. Si certains se vantent presque de posséder une boule de cristal qui leur permettrait de prévoir quelles sont les prochaines orientations des souhaits exprimés par les consommateurs, ils ne détiennent qu’en définitive des outils bien limités pour y parvenir tout à fait. Même si des grandes lignes se dessinent, on peut toujours être surpris : le caractère irrationnel de l’opinion créé des sursauts, des hoquets, qui peuvent autant être positifs que synonymes de retours en arrière dont on se serait bien passé. Aujourd’hui, le phénomène est d’autant plus amplifié que les réseaux sociaux et une poignée d’influenceurs peuvent faire tourner le vent et les girouettes au gré de leurs envies et de leurs intérêts clairs ou obscurs.
Je n’aurais pas parié grand chose sur l’intérêt porté aujourd’hui au Flan pâtissier ou « parisien ». Il faut dire que ce classique du registre boulanger avait été grandement malmené au cours des dernières décennies : utilisation massive de poudre à crème colorée et aromatisée artificiellement, voire même de poudre de lait pour les plus généreux (sic), développement des références industrielles prêtes à décongeler, baisse continue de la qualité des matières premières employées (oeufs de poules élevées en cages, lait UHT sans vie ni saveur, …)… Ce produit est intéressant car avec peu d’ingrédients il peut difficilement mentir, tout en disant beaucoup de la personne qui le réalise.
En 2016, je répondais aux questions de Lucie pour le site Slate.fr au sujet de la « vraie recette du flan ». Même si les éléments que je mettais en avant à l’époque restent valables, j’étais loin de mesurer leur importance pour ne pas les avoir expérimentés par moi même. Depuis, j’ai goûté de nombreux exemplaires chez des artisans à travers la France, en plus d’en réaliser par moi-même. Bien sûr, je suis loin de pouvoir me vanter d’avoir la grande expertise entretenue par certains instagrameurs sur le sujet, certains allant même jusqu’à dédier un profil complet à leur crémeuse passion. Le syndicat de la Boulangerie francilienne s’est également positionné sur le sujet en créant son propre concours en 2018. Cette année, il a ainsi couronné Giovanni Bianco et sa « boulangerie contemporaine », au 49 rue Chardon Lagache, Paris 16è.
Pour décrire un flan, on peut commencer par parler de son fond de pâte, car ce dernier fait partie intégrante de cette version « pâtissière » du produit. Traditionnellement fabriqué sur une base de pâte brisée -ou « pâte à foncer »-, de nombreux artisans le déclinent aujourd’hui avec du feuilletage (éventuellement des rognures issues d’autres fabrications, une pratique bien vue pour éviter le gaspillage) ou même une pâte sablée. Certains puristes pourront crier au blasphème, mais je pense que ce n’est sans doute pas le point le plus critique en terme de transformation du produit : on retrouve bien, dans tous les cas, le contraste recherché entre le craquant/croquant de la pâte et le crémeux de l’appareil, même s’il est plus ou moins marqué. L’épaisseur joue également un rôle : les consommateurs ont tendance à plébisciter les flans épais, quitte à négliger parfois le rapport crème/pâte.
Justement, lorsqu’il devient question de « crémeux », le sujet devient plus épineux : à quel moment s’éloigne-t-on définitivement de la texture attendue pour un flan ? Beaucoup de pâtissiers se sont approprié le produit, quitte à le transformer au point qu’il ressemble plus à une tarte à la crème qu’autre chose : en effet, cet ingrédient est devenu prédominant dans de nombreuses recettes, en plus d’une quantité importante de jaunes d’oeuf (qui renforcent le caractère crémeux de par leur richesse) voire même… de beurre. Exit toute élasticité, cette fameuse sensation que l’appareil ‘claque’ en bouche qui faisait la spécificité du produit, on peut même voir certaines parts couler littéralement une fois coupées. Cela répond malgré tout à une vraie demande consommateur, sans doute liée à l’effet réconfortant que génère cet océan de douceur. Il ne faut pas négliger l’importance de ce dernier, surtout dans une époque anxiogène et sujette à de nombreux troubles : le sucre et la pâtisserie font office de dérivatifs, malgré tout les méfaits -aujourd’hui mieux connus- qu’ils génèrent. L’effet ‘foodporn’ est incontestable, et range toute considération diététique au placard.
Au delà de la texture, la dérive s’exprime tout autant au niveau du goût : les notes fraiches et lactées que l’on retrouve dans les exemplaires les plus équilibrés sont remplacées par une forte présence de gras, finissant par rendre le gâteau particulièrement écoeurant.
Le sujet de la crème n’est qu’un symptôme d’une surenchère permanente : il faut en faire toujours plus, que ce soit spectaculaire. Le constat est identique du côté de la teneur en vanille des produits : certains se vantent de concentrer jusqu’à une gousse entière par part, ce qui semble aussi dispendieux que déplacé quand on sait la rareté de cette épice aujourd’hui. Il n’est pas question de faire bon ni simple mais plutôt de chercher à faire « le meilleur », celui qui sera le plus en vue… pour quelques temps, jusqu’à ce qu’un autre le remplace. Au delà du caractère très éphémère de cette gloire tant recherchée, c’est toujours le sujet très sensible de l’égo de ces artisans qui s’exprime. Notre époque a tant porté aux nues ces professionnels très longtemps plongés dans l’ombre que leur réaction semble presque logique : ils veulent occuper le devant de la scène en permanence, à coup de gâteaux repris en boucle sur les réseaux sociaux, opérations de communication, ouvertures de boutiques faites en dépit du bon sens et à grands frais, accompagnées par des investisseurs aux intérêts obscurs…
Le pauvre flan s’est perdu dans cet univers de paillettes. Si l’on s’intéresse à l’essence, à l’ADN pourrait-on dire, de ce dessert, on comprend mieux à quel point il est dénaturé par tant d’apparats. S’il est couramment nommé « flan pâtissier », sa réalisation est généralement dévolue aux boulangers avec des caractères assez propres à la profession : simplicité, authenticité, voire rusticité. Dès lors, exit les nappages et finitions aussi coûteuses en temps qu’en ingrédients. Le gâteau est présenté dans des formats généreux, puis découpé en parts ou vendu entier. Les variantes individuelles sont, en définitive, l’apanage de quelques spécialités locales (à l’image des pasteis de nata) qu’un vrai élément de l’identité du flan « à la française ». Au delà d’une question de taille, c’est une affaire de valeurs dont il est question : à mon sens, l’idée devrait être de proposer un produit de partage, qui correspond bien à ces pâtisseries boulangères. Qui dit partage dit aussi accessibilité tarifaire. Les dérives observées, aussi bien chez certains pâtissiers qu’en palace, contribuent encore à éloigner ce délice crémeux de la consommation quotidienne et d’une bonne partie des consommateurs.
L’enjeu est aujourd’hui de partager, justement, mais un peu plus qu’une recette et une « signature ». Il faut dépasser cette vision centrée sur la transformation finale et orienter la réflexion sur les matières premières, lesquelles permettront de faire de ces flans les étendards sincères du terroir. Combien de boulangers et de pâtissiers s’intéressent-ils réellement au sourcing de leur lait, crème, oeufs ou beurre ? Pourtant, sélectionner des ingrédients de qualité supérieure donnerait naturellement plus de goût à leurs produits, même si leur caractère vivant nécessiterait de s’adapter en fonction des arrivages et des saisons. Le lait cru donne naturellement une texture crémeuse et onctueuse au produit fini, sans chercher d’artifices. Des oeufs de poules élevées en plein air, et nourries avec des céréales issues d’une agriculture saine, auront plus de goût. Assembler ces éléments riches en nutriments revient ensuite à un jeu d’équilibre, comme un musicien compose une symphonie harmonieuse pour que chaque instrument trouve sa juste place. Le coût matière sera légèrement plus élevé, mais le caractère efficace et rationnel de la réalisation d’un appareil à flan et d’une pâte à foncer permettent de générer des marges confortables.
Même si le flan raconte alors naturellement de belles histoires, il peut s’accompagner d’une communication faisant la part belle à celles et ceux qui travaillent à le rendre savoureux chaque jour. Forcément, on ne voit plus la tête d’un pâtissier bien heureux dans son laboratoire, mais celles de gens qui ont les mains dans la terre… seulement, quel métier mérite-t-il le plus de respect ?
Une pâtisserie simple peut reconnecter tous les maillons de la chaine, de la terre à la table, créer de la valeur et fédérer une communauté locale. Il faut « seulement » se saisir de cette belle opportunité… comme c’est compliqué, la simplicité, en définitive.
Cas concret – Le flan Savary : histoire d’une rencontre surprenante entre savoir-faire artisanal et entrepreneuriat
Aujourd’hui, l’un des principaux axes de développement visés par l’entreprise se situe du côté des professionnels. « Les restaurateurs manquent de bons fournisseurs artisanaux pour leur proposer des desserts de qualité » souligne Paul Jaffré, qui y voit une brèche pour être référencé à la carte d’établissements indépendants ou en réseau. Reste encore à régler l’épineux problème de la logistique, et pour cela la Maison Savary serait prête à travailler avec des grossistes. Une version du flan destinée à être distribuée en froid négatif, puis remise en oeuvre avec cuisson sur le lieu de vente, a d’ailleurs été mise au point pour améliorer la fraicheur du produit servi aux consommateurs finaux.
Dans cette optique, un outil de production dédié, situé à Chambly (60), a été installé. Un chantier mené sur trois mois fin 2018, qui a permis de prendre possession de lieux déjà bien équipés pour l’activité de l’entreprise. « Ce nouveau développement nous a permis de monter en qualité, en travaillant directement avec un producteur laitier local qui nous fournit en lait cru » poursuit le responsable, malgré quelques craintes initiales -rapidement effacées- sur d’éventuelles variations sur la qualité du produit fini suite à l’acquisition de nouvelles machines destinées à réduire la pénibilité de certaines tâches pour le personnel (cuiseurs de plus grande taille, outils pour couler les flans rapidement, etc.). L’engagement sur la sélection des matières premières est un des piliers de la démarche développée par la Maison Savary, qui ne travaille sur des produits bruts (oeufs fermiers, amidon de maïs, lait cru, crème entière -fournie par President pour des raisons de régularité-, beurre de tourage AOP, farine Bagatelle Label Rouge). « C’est ce qui nous différencie nettement de l’offre industrielle et nous permet d’affirmer notre identité d’artisans, ce que recherchent de plus en plus de consommateurs »,
Tout est donc prêt pour abreuver les soifs de crème partout en France -de nombreux consommateurs commandent d’ailleurs via la plateforme Pourdebon, ce qui a permis à Savary de pérenniser la livraison pour les particuliers-, et pourquoi pas à l’international si l’on rêve un peu plus loin. D’ici là, des déclinaisons du flan sont envisagées, ainsi qu’une éventuelle incursion dans le domaine de la biscuiterie « où nous aurions une vraie carte à jouer en tant qu’acteur qualitatif et engagé dans une démarche artisanale » termine Paul Jaffré, qui ne manque décidément pas d’ambitions pour sa marque, tout en continuant à capitaliser en parallèle sur la réputation de la boulangerie beauvaisienne pour s’assurer une image irréprochable.