Plus de soixante ans après son surgissement flamboyant, naïf et libertaire, le mal nommé street art est omniprésent. Au risque de l’overdose ? Il explose des records dans les ventes aux enchères, s’invite dans les institutions publiques et privées, bénéficie de ses chroniques quotidiennes dans la presse à grand tirage. Il défile aussi sur les podiums des maisons de luxe, se retrouve au cœur des politiques publiques de ministres et de maires qui ne peuvent plus voir la grisaille des murs en peinture. Art (grand) public, il déborde jusque dans notre espace intime : le street art est devenu un sujet de discussion en famille, de 7 à 77 ans. Pourtant, c’est une évidence : il ne suffit pas d’être subversif pour être dada, ni de répéter des Marilyn pour être pop. Utiliser le clair-obscur ne fait pas non plus de vous un peintre baroque italien. Et si travailler dans la rue ne suffisait pas pour faire partie du mouvement street art ? La question est moins bête qu’il n’y paraît : l’atelier n’a jamais été un critère déterminant pour fonder ce que l’on aurait pu appeler le « studio art ». Il faudrait accepter d’écouter enfin les très nombreux artistes qui rejettent ce terme jugé réducteur, marketing. En 2023, le street art touchera-t-il à sa fin, autocaricaturé en nouvel art officiel, épuisé par sa démesure XXL multicolore ? À moins qu’il n’arrive encore à nous jouer des tours ?
La signature comme autoportrait
Titien, Rmutt1917, Renée Levi, BLU, O’Clock… ces noms d’artistes sont aussi des signatures. Dans son essai Graffitis – Inscrire son nom à Rome, XIV-XIXe siècle, l’historienne Charlotte Guichard analyse : « Apposer son nom sur la toile est une pratique qui se développe à partir de la Renaissance et qui devient courante, presque conventionnelle, à la fin du XVIIIe siècle. La signature trouve désormais sa place en bas du tableau, en lettres cursives, valorisant le nom de l’artiste et sa présence sur la toile : est-ce la même chose de signer hors du cadre, sur un mur, près d’une fresque admirée ou dans des ruines antiques ? Depuis Vasari, à l’époque moderne, le nom propre de l’artiste a été investi d’une valeur poétique, historique et économique ; il est aussi la marque de l’auteur et de l’authenticité. » La première marque poétique de cette authenticité se jouait déjà dans les ombres de mains reportées sur les murs.
Depuis le surgissement des peintures pariétales, l’homme est né tagueur. En témoignent les gravures qui lacérèrent les paysages de Pompéi, mais aussi les écritures des fous et des prisonniers.
L’esprit souterrain du graffiti anime depuis 40 000 ans le miracle de l’art, qui ne cesse de s’écrire dans les profondeurs de nos territoires, de l’aérographie à la peinture en spray, de l’obscurité des grottes à celle des dépôts de métro, de la menace des ours à celle des maîtres-chiens : « Le monde de Lascaux, tel que nous nous efforçons de l’entrevoir, est avant tout le monde qu’ordonna le sentiment de l’interdit », écrit Georges Bataille en 1955. Alors, depuis le surgissement des peintures pariétales, l’homme est né tagueur. En témoignent les gravures qui lacérèrent les paysages de Pompéi, les écritures des soldats de l’armée de Charles Quint qui vandalisèrent Rome, les dessins « Kilroy was here » tracés par les G.I. de l’armée américaine, les écritures de Restif de La Bretonne sur les vieilles pierres de Paris. Mais aussi celles des fous et des prisonniers, celles des hobos dans la crasse de la mécanique des trains de marchandises, celles des graffitis des gangs chicanos pour marquer leurs territoires, ou encore celles des touristes qui ne peuvent s’empêcher d’inscrire leurs noms sur les ruines antiques ou les cactus. Partout, l’homme écrit son nom pour s’opposer au temps, la signature devient autoportrait.
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