Le critique le plus influent au monde, Hans Ulrich Obrist, joue au moins une fois par semaine aux jeux vidéo ! C’est peut-être un détail pour vous mais pour le (petit) monde de l’art, ça veut dire beaucoup… S’il n’est pas encore, de son propre aveu, un gamer chevronné, le directeur artistique de la Serpentine Gallery « apprend ». Car, nous dit-il, « impossible de passer à côté de ce phénomène qui rassemble 3,2 milliards d’individus sur Terre. »
L’exposition qu’il a ainsi imaginée pour le Centre Pompidou-Metz prouve, non seulement que ce qui a longtemps été considéré comme un divertissement de masse a désormais toute sa place au musée, mais que le jeu vidéo s’impose également comme un médium à part entière, pleinement investi par les artistes contemporains. Parfois jugé abrutissant, voire responsable des pires maux de la société, le jeu vidéo se montre ici capable, par sa capacité à nous immerger dans des mondes parallèles de manière active, de repenser entièrement notre réalité avec engagement et distance. Il pourrait même, selon le commissaire, « répondre à l’extinction de masse ». D’où le titre de l’exposition « Worldbuilding ».
Dans une scénographie aux accents apocalyptiques (héritée de l’exposition précédente « Les Portes du possible. Art et science-fiction »), le 3e étage du musée plongé dans l’obscurité se mue ainsi en salle d’arcade 3.0 envahie d’écrans et de vieux sofas en cuir. Mais ici pas question de laisser les écrans happer nos esprits… Les sons et les images se télescopent dans une cacophonie qui dit d’emblée la pluralité des voix, la diversité des dispositifs… et l’urgence d’agir.
Créer des mondes nouveaux, plus accueillants
Parmi la quarantaine d’œuvres présentées, datant des années 1990 à nos jours, on retrouve nos vieilles consoles aux images pixelisées (certains artistes sont passés maîtres dans l’art du hacking, comme Cory Arcangel qui détourne Super Mario Bros) et les CD-Rom vintages autant que des casques de réalité virtuelle, des jeux de tirs, des installations immersives ou des vidéos de streameuses commentant en direct des parties sur Twitch (Mimosa Echard).
Pour Hans Ulrich Obrist, cette exposition « laboratoire » intègre pour la première fois le fait que les artistes sont désormais en mesure de coder et de créer leurs propres univers 3D avec des règles réinventées, des esthétiques moins normées et des récits alternatifs. L’occasion de s’attaquer à des questions sociopolitiques brûlantes, telles que le racisme, la misogynie ou la crise climatique.
Les thèmes de l’identité et du genre trouvent un terrain d’exploration idéal à travers la figure de l’avatar. L’installation de Theo Triantafyllidis nous met, par exemple, dans la peau d’un orque non binaire errant en bikini dans un paysage pastoral idyllique… Et déjoue ainsi tous les codes guerriers de la fantasy. S’émanciper du corps, de ses carcans, voilà la promesse ultime de l’avatar.
Le spectre de l’extinction hante tout le parcours de « Worldbuilding »
L’artiste chinois Cao Fei raconte, dans un « documentaire virtuel » développé dans « Second Life », la relation intime qui peut naître entre deux avatars dont les identités réelles semblent a priori incompatibles, tandis que Lu Yang déploie un jeu plus complexe à l’esthétique manga, où l’on incarne un personnage en lutte contre les systèmes binaires, évoluant d’un niveau de conscience à l’autre pour mieux transcender le monde matériel dans une conception bouddhique de l’univers.
Dans leurs quêtes de planètes B virtuelles, plus accueillantes, plus inclusives, les artistes façonnent aussi des mondes décolonisés, à l’image de Jacolby Satterwhite qui libère des corps noirs androïdes à travers des rituels et danses restitués en 3D [ill. ci-dessus]. Dans She Keeps Me Damn Alive, Danielle Brathwaite-Shirley propose, quant à elle, de tirer avec un pistolet géant rose bonbon sur les ennemis (à vous de les identifier) de personnes noires transgenres. Une œuvre radicale qui, à travers le jeu, nous met face à la brutalité du réel !
Le spectre de notre extinction
De même, les enjeux écologiques sont au cœur des préoccupations des artistes vidéoludiques, à l’instar du Danois Jakob Kudsk Steensen qui nous plonge en VR dans une jungle envoûtante reconstituant l’environnement naturel d’une espèce d’oiseau éteinte dans les années 1980 : le Moho de Kauai. Aussi sublime que cauchemardesque, le paysage est intimement connecté au joueur ; il évolue en fonction de sa voix, mais aussi de la musique algorithmique composée par le Philip Glass Ensemble. L’Homme et la technologie déterminent ainsi les conditions d’existence de l’animal. Plus concret, l’Institute of Queer Ecology fondé aux États-Unis en 2017, invite à travers le jeu multijoueur H.O.R.I.Z.O.N., a créer une véritable communauté, non anthropocentrique et non hiérarchisée, sur une île utopique sauvage. Un métavers libéré des GAFAM ?
Ici vous l’aurez compris, le jeu vidéo ne se consomme pas comme un hobby distrayant, ne flatte pas le système de récompense de notre cerveau. Les artistes s’approprient plutôt certaines des spécificités du médium (empathie, interactivité, narration, immersion, hyperréalisme…) pour révéler les véritables bugs de nos existences. Le spectre de l’extinction hante tout le parcours de « Worldbuilding ». Même au travers d’œuvres drôles comme l’installation immersive, façon serious game déjanté, de Neïl Beloufa : intitulé Screen-Talk, ce jeu en ligne imaginé en 2014 (!) raconte un monde devenu fou, confiné en raison d’une pandémie et cherchant désespérément un vaccin.
Avant d’emprunter la porte de sortie, une dernière œuvre retient notre attention : la reconstitution 3D par Ben Vickers du tableau sépulcral de Caspar David Friedrich La Mer de glace (1824) qui figure un naufrage sur une terre désolée. Vision mélancolique d’un monde bis qui ne ferait que répéter inlassablement notre impossibilité à habiter le monde. Game over.
Worldbuilding. Jeux vidéo et art à l’ère digitale
Du 10 juin 2023 au 15 janvier 2024
Centre Pompidou-Metz • 1 Parvis des Droits de l’Homme • 57020 Metz
www.centrepompidou-metz.fr