Au musée Guggenheim de Bilbao, Yayoi Kusama pèse de tous ses pois. Organisée en collaboration avec le musée d’art moderne et contemporain M+ à Hong Kong, une nouvelle rétrospective consacrée à l’artiste japonaise vient tout juste d’être inaugurée. « Yayoi Kusama : de 1945 à aujourd’hui » balaye sept décennies de création prolifique, bien au-delà des « Infinity Mirror Rooms », devenus emblèmes d’un art hautement instagramable et immersif au XXIe siècle.
De ses premiers dessins d’adolescente pendant la Seconde Guerre mondiale à ses derniers tableaux réalisés en juillet 2022, l’exposition dévoile pas moins de deux cents peintures, sculptures, installations et documents d’archives. Histoire de prouver, point par point, que Yayoi Kusama mérite toute sa place d’icône mondiale.
Mais où est la vraie Yayoi ?
Depuis le début de l’année 2023, Yayoi Kusama est partout. Sa nouvelle collaboration avec Louis Vuitton lui a donné le don d’ubiquité. De la 5e avenue à New York aux Champs-Élysées à Paris, une effigie XXL et robotique de l’artiste avait envahi l’espace public, suscitant parfois des réactions hostiles. Quant à la « vraie » Yayoi, où est-elle ?
À 94 ans, la Japonaise travaille tous les jours, inlassablement, dans son atelier de Tokyo, situé à quelques pas de l’hôpital psychiatrique de Seiwa, où elle est soignée à sa demande depuis 1977. Même pendant la pandémie de Covid-19, l’artiste a continué de peindre, confinée à l’hôpital – bien qu’elle ait dû se contenter de plus petites toiles, à découvrir au Guggenheim.
« À travers son art, elle s’est toujours battue contre la maladie », explique Lucía Agirre, conservatrice au Guggenheim et co-commissaire de cette rétrospective, qui cherche à démontrer toute la complexité d’une œuvre aujourd’hui réduite à une image spectaculaire, en retraçant sa carrière de la manière la plus exhaustive possible. Ainsi, le parcours s’organise autour des grands thèmes et concepts qui irriguent son travail : l’autoportrait, l’infini, l’accumulation, la connectivité radicale, la nature cosmique, la mort et l’énergie vitale.
La naissance de ses motifs fétiches
« Elle est toujours partie de son expérience personnelle pour atteindre l’universel. »
Doryun Chong
Lorsqu’elle débarque aux États-Unis en 1958, la jeune Yayoi a déjà commencé sa carrière artistique, encouragée par Georgia O’Keeffe avec qui elle entretient une correspondance. Mais tout commence vraiment dans les années 1960, à New York, où elle s’ancre dans la scène artistique d’avant-garde aux côtés d’Andy Warhol, Claes Oldenburg et Donald Judd.
C’est à cette période que naissent ses motifs fétiches. D’abord les « infinity nets », des réseaux de points que l’on retrouve dès la première salle de l’exposition. Ces filets blancs s’étendent de tout leur long sur une toile de douze mètres ! Déjà, se dessinent les « polka dots », célèbre pois qui vont envahir son esprit comme ses créations, à l’image de ces six mannequins en pleine réunion mondaine et que l’environnement saturé de pois finit de contaminer.
Intitulée Auto-oblitération, l’installation, fusion de la peinture et de la sculpture, illustre une notion fondamentale de son œuvre qui implique la destruction du « je » à travers le collectif. « Elle est toujours partie de son expérience personnelle pour atteindre l’universel », éclaire Doryun Chong, directeur adjoint du M+ et co-commissaire de l’exposition.
Son goût marqué pour les citrouilles viendrait d’un souvenir d’enfance
Le spectaculaire de cet accrochage ne tient pas dans la démesure et le gigantesque auxquels nous ont habitués les récentes expositions de l’artiste, à l’image du show actuellement organisé à la galerie David Zwirner à New York, semées de fleurs et citrouilles monumentales. Ici, c’est plutôt sa connexion intime à la nature qui est explorée, Kusama ayant grandi entourée par les pépinières de la propriété familiale.
Son goût marqué pour les citrouilles viendrait d’ailleurs d’un souvenir d’enfance, selon la commissaire indépendante Mika Yoshitake : elle aurait trouvé ces cucurbitacées aussi grotesques qu’adorables, et se serait identifiée à ce drôle de légume. Fascinée par les graines, petits pois qui contiennent la vie, la Japonaise peint une toile étonnante en 1951 : Bourgeon, une « huile sur sac de graines ». Aucune accumulation, aucun pois en pointillé n’y apparaît, mais, à travers ce choix de support incongru, tout l’art de Yayoi est ici en germe. Très sombre, la graine figurée en gros plan prend presque la forme d’un cœur humain.
« Yayoi Kusama se trouve sur une île isolée »
Si on a pu la rapprocher de l’expressionnisme abstrait, du minimalisme, ou encore du pop art, pour les commissaires de l’exposition, il est clair qu’on ne peut l’affilier à aucun mouvement. « Yayoi Kusama se trouve sur une île isolée », affirme Doryun Chong. Et c’est bien ce qu’entend clamer haut et fort cette rétrospective, en confirmant son statut d’icône mondiale : l’indépendance totale d’une artiste infatigable, qui peint ses obsessions pour mieux repousser la maladie mentale.
Certains remettent en question ce récit, pointant du doigt la marchandisation de son art – notamment par Louis Vuitton qui exploiterait de manière purement commerciale son image. À cela, Doryun Chong répond que la marque de luxe n’a rien inventé : dès 1968, lorsqu’elle crée sa propre marque de vêtements, Yayoi Kusama avait déjà pensé le prolongement de son art dans la mode et son ouverture au grand public. Au royaume des petits pois, c’est toujours la reine Kusama qui mène la danse.
Yayoi Kusama : de 1945 à aujourd’hui
Du 27 juin 2023 au 8 octobre 2023
Museo Guggenheim • 2 Abandoibarra Etorbidea • 48009 Bilbao
www.guggenheim-bilbao.eus