L’agence de sécurité sanitaire Anses est depuis deux semaines bousculée par le ministre de l’agriculture, qui lui enjoint de revoir sa copie ou cherche à la contourner, mettant en avant les risques économiques découlant de ses décisions.
Mercredi au Sénat, Marc Fesneau s’est défendu de mener une charge contre l’institution publique : « A aucun moment je n’ai remis en cause les analyses scientifiques de l’Anses. J’ai simplement posé la question de la synchronisation et de la chronologie de nos décisions puisque nous travaillons au niveau européen ».
Dernier exemple en date, l’insecticide PH3 (phosphine), dont l’Anses a restreint le champ d’application à compter du 25 avril, mettant de facto en péril les exportations céréalières françaises vers l’Afrique.
Au nom de la « sécurité alimentaire mondiale » et de « la vocation exportatrice » de la France, le ministre a assuré que le pays continuerait « à exporter des céréales [dans] le cadre du droit européen » qui permet « de déroger à l’interdiction » de fumigation par contact direct des cales des bateaux.
Applaudi par certains parlementaires de droite et de la majorité, il a été interpellé par d’autres, tel le sénateur écologiste Joël Labbé, qui lui a reproché de « remettre en cause le travail scientifique de l’Anses en contestant ses décisions ».
« Pas un sujet de santé publique »
Depuis 2015, l’Anses est mandatée non seulement pour évaluer les pesticides, mais aussi pour autoriser ou non leur mise sur le marché.
« Elle rend des centaines d’avis par an. Les problèmes arrivent quand il y a des tensions entre des intérêts économiques et la protection de la biodiversité, de l’environnement et de la santé », estime Jean-Marc Bonmatin, chimiste et toxicologue au CNRS.
Membre du conseil scientifique de l’Anses, il est l’un des coauteurs d’un rapport critique sur le fonctionnement de l’agence mais juge « totalement injustifiées » les récentes « attaques ». L’Anses est prise entre les « quatre feux » de ses ministères de tutelle (Agriculture, Santé, Transition écologique et Economie), dont « aucun ne la défend », déplore-t-il.
Fin mars, devant le congrès du syndicat agricole majoritaire FNSEA, Marc Fesneau avait déclaré préférer voir des céréales sortir des ports français « plutôt que des ports de M. Poutine » : « Ce n’est pas un sujet de santé publique, c’est un sujet de capacité pour des peuples à s’alimenter », avait-il dit.
Sous les applaudissements des congressistes, il annonçait aussi avoir demandé à l’Anses de revoir sa copie sur le S-métolachlore, très utilisé sur les maïs et tournesol. L’agence avait annoncé le 15 février vouloir interdire les principaux usages de cet herbicide dont les dérivés chimiques avaient été détectés au-delà des limites autorisées dans des eaux souterraines – et donc potentiellement dans l’eau potable.
« Je ne serai pas le ministre qui abandonnera des décisions stratégiques pour notre souveraineté alimentaire à la seule appréciation d’une agence », avait-il lancé.
La charge avait fait réagir de nombreuses ONG environnementales, mais aussi des élus, qui y voyaient une atteinte à l’indépendance de l’Anses.
L’eurodéputé (Renaissance) Pascal Canfin, avait souligné que la science était « maintenant très claire concernant cet herbicide », classé comme « substance cancérigène suspectée » par l’Agence européenne des produits chimiques en juin dernier.
« Exorbitant »
A l’Anses, qui se refuse à tout commentaire, le malaise va grandissant.
« La violence des attaques, venant du ministre lui-même, est très difficile à vivre pour les agents. Nous n’avons aucun agenda politique, nous ne rendons que des décisions soutenues par la science, à la demande du gouvernement. On aimerait bien qu’on nous laisse faire notre boulot », a déclaré à l’AFP un responsable de l’agence, sous couvert d’anonymat.
Certains « s’interrogent sur les intentions du gouvernement », qui « presse l’agence d’agir tout en lui reprochant de le faire », selon la même source.
Pour le chercheur Jean-Marc Bonmatin, il y a pourtant « urgence ». « A partir du moment où l’eau du robinet est contaminée en France, on ne va pas attendre que cela touche la Finlande pour s’en préoccuper. »
A cet argument, la Première ministre Elisabeth Borne a répondu par avance, en annonçant au Salon de l’agriculture un « plan phyto » pour évaluer les pesticides et développer des alternatives, en respectant désormais « rien que le cadre européen », c’est-à-dire sans le devancer. Elle soulignait toutefois ne pas vouloir transiger « avec la santé publique », personne ne voulant « répéter les erreurs du chlordécone », référence au puissant pesticide utilisé jusqu’en 1993 dans les bananeraies françaises des Antilles, à l’origine de nombreux cancers.
Pour le chercheur du CNRS, « le coût réel des pesticides est déjà exorbitant : qui va aller dépolluer un fleuve, un sol, payer des dépenses de santé ? »