Oh le beau sujet ! Si le bac de philo doit vraiment interroger au présent notre monde malade, voilà une question plus actuelle que celles qui pointent vers l’écologie, la démocratie ou les vies numériques. D’habitude, l’art – ou « l’esthétique » – est un chapitre à part du grand livre de la philosophie, un chapitre séparé, autarcique ou autiste, façon chambre de bonne pour rêveurs désœuvrés. Or, ce sujet-là commet le rare exploit, qu’il faut saluer, d’arrimer directement l’art à la politique, la forme au monde, le mystère intime de la création au chaos collectif du dehors : la chambre de bonne a cette fois un accès direct à tous les autres appartements, à moins qu’elle ne soit la vigie de tout l’immeuble.
Directement, parce que les rédacteurs d’un tel sujet ont eu la bonne idée d’éviter la question trop scolaire, ou trop kantienne, du possible : l’art peut-il transformer le monde ? Non, pas de possible ou de pauvre projet, ici : soit transformer le monde, soit ne pas y toucher, un point c’est tout. Mais les trois termes de ce sujet rare sont un peu piégeux. Trop multiples ou trop riches, pour autoriser un traitement hâtif de la question, y répondre en direct, justement, par oui ou par non – mais en terminale, si tout va bien (tout ne va pas toujours bien), on apprend à louvoyer, glisser, reformuler, ouvrir les boîtes de pandore, en tout cas ne pas prendre les concepts pour des fétiches, les gros concepts « gros comme des dents creuses » disait hier Deleuze.
Un truc de sadique
Alors déplions les trois termes, pour que les malins génies sortent de leurs bouteilles, plutôt qu’un parfum de rhétorique scolaire qu’on s’en voudrait de diffuser ici – maintenant que l’épreuve est passée. Le premier terme est plus qu’un piège, un truc de sadique, qui sait bien que la génération née en 2003–2004 est incapable de reconnaître cette expression pour ce qu’elle est : une invention du ministère Lang de la culture au milan des années 1980. Son but était de justifier une politique non seulement des publics, et pas seulement du génie créateur, mais des pratiques amateur, du violon du dimanche, des tiroirs pleins de bribes de romans, du théâtre joué par les enfants pour les parents, et au-delà, à mesure que le même ministère inventait un huitième, neuvième, dixième arts et s’ornait en ses nobles bâtisses de tags colorés et de platines de DJ, de tout ce que la tradition vieillotte des « beaux-arts » ne reconnaissait pas comme tel et qui s’épanouissait déjà sur les murs des cités, dans les caves des enragés et à travers la langue refleurie des autodidactes… Avec le risque, pas loin du cœur du sujet, que tout soit art, que l’art soit tout, et que ma brosse à dent dessinée par un designer italien ou les vocalises de ma voisine à toute heure ne fassent perdre à (feu) l’art sa singularité, sa différence essentielle.
Trans-former, c’est modifier la forme même, faire passer le monde à travers (trans) des formes nouvelles et inattendues…
Bref, il s’agit moins ici de l’art reconnu, labellisé, fait par les happy few, que de l’avenir de la formule de Lautréamont selon laquelle la poésie (et tout l’art bien sûr) ne doit plus être faite par un seul mais par tous. Il s’agit moins de l’art officiel que des mondes de l’art, comme les appellent les théoriciens (Howard Becker, Arthur Danto…) qui font de l’art, avant tout, un tissu de relations intriquées entre ses acteurs nombreux.
Le deuxième terme est le plus référentiel, et en tant que tel pas le moins piégeux lui non plus : transformer le monde, c’est ce qu’il faut faire désormais, au lieu de s’épuiser à l’interpréter, ou de laisser les intellectuels le penser, comme y invitait la trop célèbre onzième thèse sur Feuerbach du philosophe prussien Karl Marx. Et puis trans-former, c’est modifier la forme même, faire passer le monde à travers (trans) des formes nouvelles et inattendues ; c’est à la fois informer au sens de Hegel (donner sens en donnant forme) et changer radicalement les choses, à même leur enveloppe, au sens cette fois de tous ceux – militants politiques, avant-gardes artistiques, contre-cultures subversives – qui désirèrent si ardemment tout changer, retourner la table, mettre le monde cul par-dessus tête.
Le monde, mais quel monde ?
Et le monde justement, ce troisième terme qui est peut-être le plus riche des concepts philosophiques ? Rien de plus épais que le monde, à la mesure de l’écheveau de liens et d’échanges qui fait monde plus sûrement que ses éléments. Rien de plus englobant, ou de plus frontalier, tant le monde est ce qui se tient à la limite du dedans et du dehors, ce qui fait passage de l’un à l’autre, et les inverse parfois. Rien de plus immanent, de moins séparé, de plus fourmillant, loin de ces transcendances sous plexiglas que les manuels de philo appellent « Dieu », « l’âme », la « Loi » ou « l’Idée ».
Voilà ce qu’est la philosophie, poil à gratter digne des Monty Python (qui répondaient aux questions du monstre par des questions).
Et rien de plus relatif, tant la contingence du monde implique toujours la possibilité de l’absence du monde (cet « acosmisme » des ermites et des premiers mystiques, mais aussi, attention, des artistes, parfois les plus grands, qui plutôt qu’enrichir le monde l’annulent, pour qu’advienne le beau « hors du monde », selon le mantra de Rimbaud et Baudelaire), et tant, surtout, le périmètre du monde n’est pas le même selon les cultures et selon les moments historiques. Ça peut être le monde connu, la « civilisation » des premiers colonisateurs, ou la vie dans le siècle, loin des monastères du Moyen Âge, la ville en ses grouillements, par opposition à la campagne ou à la nature, la mappemonde géopolitique des stratèges du XXe siècle, et aujourd’hui, au sens si fort que lui donne Bruno Latour (la Terre, Gaïa), ce réseau d’interdépendances et de solidarités (ou d’adversités) cosmiques qui relie les spéculateurs boursiers aux antipodes qu’ils ruinent, les migrants réchappés des massacres aux pays tranquilles qui les accueillent avec tant de réticence, et les anthropocentrés de toutes les époques aux espèces qu’ils déciment et aux diversités qu’ils réduisent – le sol bien ferme sous nos pieds et l’air où est suspendue la planète bleue ou même les galaxies qui l’entourent, horizon nouveau d’un certain art très contemporain.
Mais déplier est une chose, répondre en est une autre. Ou plutôt questionner la question, la renvoyer dans les cordes. Comme on l’apprend à nos jeunes têtes pensantes, voilà ce qu’est la philosophie, poil à gratter digne des Monty Python (qui répondaient aux questions du monstre par des questions) ou de la plus éternelle ironie socratique. Alors ? On peut faire ça dans tous les sens, mais l’auteur de ces lignes – dont la propre fille a pris le risque le 15 juin de choisir ce sujet – aurait peut-être déroulé l’affaire comme suit.
Thèse, antithèse, synthèse
Thèse : l’art et à plus forte raison ses pratiques démocratisées ont bien l’air d’exister pour que le monde ne change pas, pour qu’on le laisse aux gens plus sérieux qui politisent et économisent tout, et pour qu’on se console de cette triste fixité en recréant à l’abri de ses formes un monde plus accueillant, qui est aussi un luxe, un supplément, une touche de superflu pour supporter le nécessaire.
Comment se fait-il que l’urinoir de Duchamp ait tout autant déplacé nos certitudes que les catastrophes de son époque ?
Antithèse : mais dans ce cas, comment se fait-il que les fresques de Lascaux nous en disent tant sur le monde préhistorique ? Comment se fait-il que les peintres du Quattrocento aient autant contribué que le rationalisme et les villes franches à nous émanciper de Dieu ? Comment se fait-il que l’urinoir de Duchamp ait tout autant déplacé nos certitudes que les catastrophes de son époque ? Ou que le rap et le théâtre de rue aient plus récemment contribué à l’avènement d’une démocratie mondiale plus sûrement que les parlements fatigués et l’impuissante ONU ?
Mais, synthèse : si l’art participe sans cesse du changement du monde, surtout s’il est pratiqué par tous, fabriqué, bricolé, libéré de ses élites et de son génie sacré, c’est qu’il est au cœur du monde, dont il reconfigure la vision, les blocs de sensation, les possibles collectifs, qu’il anime et qu’il peuple, modifiant peu à peu ce « partage du sensible » (Jacques Rancière) qui est la vision partagée en tant qu’elle peut soudain – quand surgit une œuvre cruciale, quand un événement déplace les formes, quand une mode ou une tendance deviennent un monde neuf, un mode inédit d’accès à la vérité – basculer, vaciller, et redessiner le monde.
Si JUL était chercheur en médecine, et si tous les musiciens du dimanche siégeaient au Parlement du monde, ça ne changerait pas grand-chose.
Et s’il en est ainsi, n’en déplaise à ceux qui persistent à opposer la vision et l’action, le langage et la réalité, c’est que ce partage du sensible est partage d’une puissance de transformation du monde, et que transformer ça n’est pas changer les ingrédients, inverser les récipients, mais laisser cette puissance, ce regard, cet accès aux formes sous les choses, transformer nos vies à tous et le monde qu’elle font exister.
Bon, pour autant, respect à tous les punks ou les solitaires du cours de philo qui préfèrent asséner – et n’ont pas tort – que non, décidément, les pratiques artistiques jamais ne transforment le monde, et tant mieux : si André Breton était Che Guevara, si Picasso était ministre, si JUL était chercheur en médecine, et si tous les musiciens du dimanche siégeaient au Parlement du monde, ça ne changerait pas grand-chose – sauf qu’on aurait perdu un poète, un peintre, un rappeur et mille petits génies du solfège amateur. Comme quoi, tout est dans tout – et réciproquement.
François Cusset est historien des idées et professeur de civilisation américaine à l’Université de Paris Nanterre.