Une nef ravagée, un autel considérablement endommagé, une scène de désolation. L’incendie du 15 avril 2019, qui avait durement frappé l’intérieur de Notre-Dame de Paris, imposait en premier lieu un remeublement de l’espace liturgique, mais a finalement ouvert la voie à un réaménagement complet de l’intérieur de l’édifice.
Si les flammes ont d’abord été à l’origine de ce bouleversement, elles n’en sont pas l’unique cause : murs noircis, chapelles utilisées pour certaines comme espaces de stockage, la cathédrale n’était déjà pas en bon état avant le drame. Ainsi, paradoxalement, l’incendie dévastateur aura été pour la belle accidentée le sombre point de départ d’une formidable cure de jouvence… cependant pas du goût de tous.
Une proposition qui met le feu aux poudres
Le diocèse s’engageait-il dans une entreprise de muséification bancale de la cathédrale, pour laquelle il n’aurait pas, par ailleurs, les compétences requises ?
Avant même la présentation officielle du projet de réaménagement par le diocèse de Paris, la presse française et internationale, ayant eu vent des propositions, avait crié au scandale. Dans les colonnes du Figaro, une centaine d’intellectuels et de personnalités, dont Pierre Nora, Stéphane Bern ou Alain Finkielkraut, dénonçaient : « Ce que le feu a épargné, le diocèse veut le détruire », tandis que The Telegraph redoutait la création d’un « Disneyland politiquement correct ».
Contre quoi s’insurgeaient alors les fidèles et amoureux du patrimoine ? Tout d’abord, contre la poursuite de l’entreprise d’éradication progressive de l’œuvre de Viollet-le-Duc commencée dans les années 1960 et poursuivie jusque dans les années 2000 à la fois par l’Église et par le ministère de la Culture, et donc plus largement contre la négation de l’existant, quand bien même cet existant s’avère loin d’être seulement décoratif.
Au cœur de la tempête, outre les vitraux, l’installation de bancs amovibles, la projection sur les murs de mots tirés des Écritures en différentes langues ou le réaménagement d’une partie des chapelles, alors suspectées de se voir privées des garnitures de leurs autels et dépouillées de leurs sculptures, affublées d’œuvres d’art contemporain et réaménagées autour de nouvelles thématiques impliquant la mise en place d’un parcours de déambulation imposé.
Au prétexte de vouloir « donner des clés de compréhension du mystère chrétien à des visiteurs souvent de confession non chrétienne ou post-chrétienne » (15 millions attendus pour 2025), selon les mots du père Gilles Drouin, directeur de l’Institut supérieur de liturgie de l’Institut catholique de Paris et délégué de l’archevêque de Paris pour l’aménagement de Notre-Dame, le diocèse s’engageait-il dans une entreprise de muséification bancale de la cathédrale, pour laquelle il n’aurait pas, par ailleurs, les compétences requises ?
Plutôt que de vouloir réaménager entièrement ces chapelles, pourquoi ne pas simplement les restaurer ? Et pourquoi ne pas rétablir les éléments de Viollet-le-Duc déposés avant l’incendie mais existants, comme la grande couronne de lumière se trouvant actuellement à Saint-Denis ou la grille du chœur ? Et, en allant plus loin, le pouvoir catholique, en péril, face à la disparition progressive des fidèles depuis plus d’un siècle, est-il cependant encore légitime pour mener de telles entreprises et cogérer la cathédrale ?
La volonté du diocèse de s’affirmer
Selon Pierre Téqui, historien de l’art, la proposition d’un tel programme, qu’il qualifie de « total et totalisant », répondait d’ailleurs à la crainte du diocèse de Paris de se voir évincer de la gestion de Notre-Dame. « Ce qui a guidé la conception de ce programme, c’était d’abord un souci pour le diocèse de s’affirmer comme étant capable d’assumer la responsabilité de l’accueil des visiteurs, d’occuper symboliquement le terrain vis-à-vis de l’État et du Centre des monuments nationaux (CMN), et donc de garantir et de pérenniser sa place au sein de la cathédrale », m’explique-t-il.
C’est à partir de cette nécessité que, selon lui, le diocèse aurait ensuite étoffé le contenu du projet. Sans pour autant tenir compte de l’histoire des œuvres, notamment celles des sculptures de saints commandées au XIXe siècle par l’archevêque Monseigneur Denys Affre.
Apparaît également en filigrane ce que les historiens de l’art nomment le « vandalisme ecclésiastique », à savoir la manie de remplacer l’existant par du nouveau. Toujours retirer plutôt que de laisser, de restaurer ou d’ajouter. Un phénomène ancestral qui néanmoins semble s’être accentué au cours des cinquante dernières années, que Pierre Téqui dénonce d’une part comme étant contraire à la lutte contre « la culture du déchet » prônée par le pape François, de l’autre comme une manière déguisée d’amenuiser depuis des décennies l’influence de l’État en déposant ce qui relève des monuments historiques. Et ce malgré la dimension patrimoniale, artistique, spirituelle et ecclésiale de ces pièces.
Une kyrielle de créateurs
Mais revenons en décembre 2021. Le temps presse pour tenir le calendrier de réouverture imposé par le président de la République. Le 9 décembre, le diocèse de Paris présentait le projet à la Commission nationale du patrimoine et de l’architecture (CNPA), émanation du ministère de la Culture. Le feu vert étant donné, bien qu’avec certaines réserves, le diocèse pouvait donc enfin se mettre au travail, et lançait, à l’automne 2022, plusieurs consultations dans le but de sélectionner les artistes qui prendraient part au projet, étant entendu que les choix définitifs incomberaient à Monseigneur Laurent Ulrich, archevêque de Paris, conseillé par un Comité artistique, tandis que d’autres, comme la star de la mode Jean-Charles de Castelbajac, en charge de la conception des vêtements liturgiques, seraient choisis à la discrétion du diocèse. Une décision, qui, cependant, paraît justifiée au regard du lien de longue date qui unit l’Église et le styliste, qui s’était déjà occupé de la paramentique à l’occasion des Journées mondiales de la jeunesse (JMJ) à Paris en 1997.
Le travail à abattre, alors, est immense. À la conception de meubles et d’objets matériels que sont le mobilier, les vases et objets liturgiques, le mobilier complémentaire, les assises, le châsse-reliquaire et la paramentique s’ajoutait une réflexion sur l’immatériel : repenser l’éclairage, le son, ou encore la scénographie du Trésor.
Comment les créateurs finalement sélectionnés, respectivement Guillaume Bardet, Vincent Dupont-Rougier, Ionna Vautrin, Sylvain Dubuisson, Jean-Charles de Castelbajac (avec l’aide précieuse du père Guillaume Normand, vice-recteur de Notre-Dame de Paris, de Gilles Rosier et de Caroline Blondeau-Morizot), Patrick Rimoux, Alain Richon et Nathalie Crinière, réunis au sein d’un « Atelier Notre-Dame », sont-ils parvenus à concilier créativité, respect et mise en valeur de la vocation sacrée du lieu, héritage historique et architectural, et contraintes techniques ? Quelles sont les grandes lignes du projet qui a finalement été arrêté ?
Dialogue avec la cathédrale
« Ma première approche était la simplicité (…) Je me suis par exemple inspirée des enluminures du Moyen Âge, notamment de leurs aplats d’or, d’une grande modernité. Cela nous amène à la notion, non pas de luxe, mais de lux, en tant que lumière. »
Jean-Charles de Castelbajac
Le parcours de déambulation, tout d’abord, a été entièrement repensé. L’entrée s’effectuera désormais par le portail principal, afin que le visiteur soit immédiatement frappé par le volume de la nef ; la déambulation du nord au sud, « des ténèbres à la lumière », selon les mots du père Drouin ; tandis que la création et le positionnement selon un axe central des grands éléments du mobilier liturgique (baptistère, autel, ambon, cathèdre et tabernacle) conçus par Guillaume Bardet ont constitué le cœur du nouveau projet.
Pour leur conception, le créateur, également en charge des objets liturgiques, a fait le choix d’allier un design épuré avec des matériaux nobles. Les pièces principales ont été conçues en bronze, qui, d’après le designer, « s’est imposé pour pouvoir exister sans hurler, sans ‘sur-montrer’ », dans le prolongement de la « noble simplicité » promue par le concile Vatican II.
Les vases sacrés, d’or et d’argent, suivent le même chemin, à l’exemple du prestigieux calice de 27 centimètres de haut et de sa patène. Conçu par Sylvain Dubuisson, le châsse-reliquaire qui prendra place derrière le chœur, dans la chapelle axiale, allie également grandeur et retenue dans le but de servir d’écrin à la couronne d’épines, l’une des pièces maîtresses de la cathédrale.
Si les nouveaux aménagements liturgiques devaient avant tout servir et respecter la vocation sacrée du lieu, ils avaient également pour obligation de se fondre harmonieusement dans le décor gothique pluriséculaire de Notre-Dame. Plutôt que de les percevoir comme une contrainte, la designer Ionna Vautrin, en charge de la création des assises, a usé de ces injonctions pour décupler son inspiration.
Pour les chaises, elle a imaginé un modèle bas dont les barreaux et la forme du dossier rappellent les colonnes et arches de la cathédrale, en même temps que leur transparence fait écho à celle des vitraux. De même, pour ses vêtements, Jean-Charles de Castelbajac a d’abord puisé son inspiration dans la forte « complicité spirituelle » qu’il dit avoir toujours entretenue avec le lieu, tout en cherchant à établir des ponts entre passé, présent et futur, ayant à cœur que ses créations trouvent un écho chez la jeune génération, en utilisant par exemple des techniques innovantes comme le flocage.
Au centre de ses créations, dont chaque détail a été mûrement réfléchi, des symboles forts tels que la croix, d’où se propagera un jaillissement de couleurs primaires, hommage à celles des vitraux et image de sa vitalité. Là encore, la sobriété est de mise : « Ma première approche était la simplicité. Ne voulant pas d’ornement, je me suis par exemple inspirée des enluminures du Moyen Âge, notamment de leurs aplats d’or, d’une grande modernité. Cela nous amène à la notion, non pas de luxe, mais de lux, en tant que lumière », me précise le créateur.
Un projet final plus consensuel
Le projet final de réaménagement liturgique présenté par Monseigneur Ulrich au mois de juin 2023, plus consensuel que ce qui avait été envisagé initialement, avait finalement apaisé les tensions. Si le mobilier de Guillaume Bardet n’avait pas manqué d’essuyer quelques critiques – ses lignes épurées s’étaient vues blâmées pour leur simplicité comme leur froideur ; ses formes puissantes pour leur dureté ; sa couleur pour sa tristesse ; l’ensemble pour sa trop grande modernité –, n’est-ce pas justement cette sobriété, cette élégance discrète, qui lui permettra finalement de s’intégrer à l’édifice sans lui faire concurrence, et donc in fine d’être plébiscité par l’opinion publique ? L’avenir le dira mais, pour l’heure, le diocèse doit encore se débattre avec l’épineuse question des vitraux, qui continue d’alimenter la polémique. Espérons néanmoins qu’elle n’éclipsera pas les aspects les plus réussis de ce réaménagement liturgique.