C’est à la faveur d’un rebondissement historique que La Lettre (dit Les Jeunes) et Le Temps (dit Les Vieilles) ont atterri au Palais des Beaux-Arts. En 1836, le roi Louis-Philippe (1773–1850) les achète pour les inclure dans la galerie de peintures espagnoles qu’il inaugure au Louvre en 1838. Mais, contraint de fuir incognito en Angleterre suite à la révolution de 1848, il emporte avec lui tous ses tableaux et objets d’art qui, après sa mort, sont vendus chez Christie’s et dispersés chez des collectionneurs… permettant au musée lillois de racheter ces Goya en 1874 !
Tous deux sont des satires mordantes qui nous plongent dans la société espagnole du début du XIXe siècle. Le premier représente une aristocrate absorbée par la lecture d’un billet – sans doute la déclaration d’un prétendant qu’elle accueille avec une satisfaction amusée. Pendant ce temps, sa servante tient une ombrelle au-dessus d’elle et son petit chien tente d’attirer son attention, tandis qu’à l’arrière-plan, de pauvres lavandières s’affairent à frotter du linge dans la rivière sous un soleil de plomb… Dans sa bulle, la jeune femme aisée n’accorde pas un regard aux autres, préférant se focaliser sur des futilités !
Quelques années plus tôt, Goya peignait une vanité encore plus grinçante : Les Vieilles. Avec une acidité de caricaturiste annonçant les sorcières grimaçantes de ses Peintures noires qu’il commencera en 1819, l’artiste croque deux femmes âgées d’apparence cadavérique. La première, une aristocrate vêtue d’une robe en soie et mousseline blanche, croule sous des atours luxueux en décalage avec sa décrépitude : d’énormes boucles d’oreilles en diamants encadrent ses yeux rougis et son nez crochu ; son décolleté expose sa peau flétrie aux teintes verdâtres. La seconde, couverte de dentelles noires et de rubans rouges, est effrayante avec son nez squelettique et ses orbites sombres, creusées comme celles d’un crâne à moitié décharné !
L’œuvre ne traiterait plus seulement de la fragilité du corps face au passage du temps, mais aussi de celle d’un régime politique se croyant immuable !
Tandis que la femme en blanc observe un portrait miniature d’elle-même serré dans ses mains noueuses, sa suivante lui tend obséquieusement un miroir au dos duquel on lit l’inscription « Que tal ? » (« Comment ça va ? »). Serait-elle en train de la persuader qu’elle a l’air en forme ? Aucune des deux n’a repéré l’homme ailé brandissant un balai au-dessus d’elles. Serait-ce la mort ? C’est tout comme : il s’agit de Chronos, dieu du temps, qui s’apprête à les balayer comme de vulgaires poussières ! Goya se moque des personnes vaniteuses obnubilées par leur apparence, qui persistent à nier les ravages des ans et admirer leur reflet jusqu’à leur dernier souffle, encouragées par un entourage hypocrite…
Mais le tableau cache une deuxième lecture. La flèche en diamants piquée dans les cheveux de la femme en blanc s’avère identique à celle portée par la reine consort d’Espagne, Marie-Louise de Bourbon-Parme (1751–1819), dans un portrait peint par Goya en 1800 ! L’œuvre ne traiterait donc plus seulement de la fragilité du corps face au passage du temps, mais aussi de celle d’un régime politique se croyant immuable ! Car au moment où Goya peint cette toile, la guerre d’indépendance fait rage : effrayée par l’arrivée de Napoléon Ier qui a placé son frère aîné sur le trône en 1808, faisant du royaume d’Espagne un satellite de son empire, la noblesse espagnole a fui. La monarchie risque donc de disparaître, balayée par les aléas de l’Histoire…
Mais revenons au diptyque. On jurerait que ces deux duos de femmes (où celles de gauche assistent celles de droite dans leur activité vaniteuse) sont des pendants. Et pourtant, bien qu’ils s’inscrivent dans un ensemble d’œuvres où Goya critique les travers de ses contemporains, Les Jeunes et Les Vieilles n’ont pas été peints pour former une paire. En revanche, quelqu’un a tout fait pour nous le faire croire ! Vers le milieu du XIXe siècle, un mystérieux faussaire a modifié leurs titres originaux (La Lettre et Le Temps) et pris le soin d’agrandir ce dernier en augmentant sa longueur et sa largeur (159 × 105 cm) sur tout son pourtour afin qu’il atteigne, ni vu ni connu, le même format que La Lettre (181 × 125 cm) : les pieds des vieilles dames ont ainsi été ajoutés et les ailes de Chronos rallongées ! Pour parfaire l’illusion, les deux œuvres ont été placées dans des cadres identiques.
Qui pourrait bien être à l’origine de cette tricherie révélée aux rayons X ? Peut-être un marchand d’art qui espérait ainsi en obtenir un meilleur prix… Filmée par une caméra multispectrale en 2008, Les Vieilles a aussi révélé d’autres secrets : un Christ, un soldat et un chien visibles en filigrane, prouvent que Goya a peint l’œuvre par-dessus une toile existante du XVIIe siècle – sans doute à cause d’une pénurie de matériel due à cette période troublée !
Documentaire : Enquête d’art : Francisco Goya, Les Vieilles et les Jeunes, par Lucille Bellanger, 26 min, 2008.
D. Dujardin, « Trajectoire et approche matérielle de deux chefs-d’œuvre de Goya », Atlante. Revue d’Études Romanes, 6, 2017, p. 22-29. ISSN 2426-394X
Palais des Beaux-Arts de Lille
18 bis, rue de Valmy • 59000 Lille
www.pba-lille.fr
Vivez l’Expérience Goya au Palais des Beaux-Arts de Lille !
Du 15 octobre 2021 au 14 février 2022
Le Palais des Beaux-Arts de Lille consacrera au peintre espagnol une exposition immersive en 2021, en coproduction avec la Réunion des Musées Nationaux. Les Jeunes et Les Vieilles seront mises en regard avec d’autres œuvres du maître, sublimées par de nombreux dispositifs (vidéos, musiques, installations…).
Et aussi… d’autres merveilles du Palais des Beaux-Arts de Lille :
Les lustres de Gaetano Pesce, 1997
Dès l’entrée, admirez l’œuvre du designer italien, deux gigantesques bulles multicolores composées de centaines de tuiles de verre !
L’atrium
Bordée d’arcades, cette ancienne cour intérieure a été décorée de colonnes blanches et surmontée d’une verrière pour devenir le cœur du musée : un superbe hall baigné de lumière.
La Descente de croix de Pierre Paul Rubens, 1616-1617
Peint par Rubens pour la chapelle du couvent des Capucins de Lille, ce tableau monumental trône au cœur d’une riche collection de peintures flamandes des XVIe et XVIIe siècles.
Le Parlement de Londres de Claude Monet, 1887
Cette vue impressionniste est issue d’une série de 11 toiles de Claude Monet. Saisi dans diverses conditions, le Parlement de Londres se dilue dans de délicats papillotements de lumière. Magique !
Portrait de militaire romain (Fayoum), IIe siècle av. J-C
Peint en Égypte, ce portrait sur bois d’un soldat romain couronné de lauriers d’or est l’un des trésors de la collection d’antiquités du musée.
L’Ascension des élus et La Chute des damnés de Dirk Bouts, 1470
Ces deux panneaux extraordinaires du primitif flamand dépeignent un ange aux ailes noires guidant les élus au Paradis, puis les damnés torturés en Enfer par des monstres surréalistes…
Emblématique du style de Rodin, ce corps d’homme désarticulé fait partie des 180 figures que le sculpteur destinait à son chef-d’œuvre inachevé : la Porte de l’Enfer.
La Madone d’Albe de Raphaël, XVIe siècle
Pour dessiner cette exquise madone à la sanguine, Raphaël, maître de la Renaissance italienne, a été contraint de faire poser un homme !
Médée d’Eugène Delacroix, 1838
Répudiée par Jason, Médée s’apprête à égorger ses deux fils… Fruit de 20 ans de recherches, cette composition est emblématique du style romantique et ténébreux de l’artiste.