Cet article est principalement inspiré par les thèses de Philippe Fabry [1] et de Balaji Srinivasan [2] et a pour but de proposer une sorte « d’abaque politique » permettant de mieux comprendre à un temps donné un environnement politique et son évolution. Puis, cet abaque sera utilisé pour tenter de situer rationnellement Bitcoin dans le champ politique.
Méthode d’analyse cyclique type RCP
La méthode RCP est inspirée par celle de la grille de lecture de Philippe Fabry selon laquelle, quelle que soit l’époque considérée, il est possible de décomposer les affinités aux changements dans une société établie en trois groupes :
- les réactionnaires qui considèrent que l’ordre précédent était préférable,
- les conservateurs qui considèrent que l’ordre établi actuel est préférable à tout changement,
- les progressistes qui proposent un nouvel ordre établi.
Si ces notions ne sont pas tout à fait nouvelles, Fabry et Srinivasan proposent tout de même un niveau de rationalisation nouveau de ces notions. Ci-dessous, la distribution RCP nominal comme un tripôle à un temps donné :
Les flèches vont des progressistes aux conservateurs et des conservateurs aux réactionnaires car les ordres établis émergent d’idées nouvelles qui deviennent des idées anciennes (de la gauche à la droite). Par exemple, le drapeau français bleu/blanc/rouge et le patriotisme étaient au XIXe considérés comme progressistes alors qu’au XIXe ce sont des marqueurs parfois considérés comme réactionnaires. De même, le communisme au début du XXe était considéré comme une idée progressiste alors que de nos jours ce type de régime est généralement perçu comme archaïque.
Remarque : Il arrive des fois que le nouvel ordre proposé par les progressistes une fois établi soit « trop progressiste » pour son temps, arrive alors un rééquilibrage de la part des progressistes les moins progressistes ou de la part d’autres groupes. C’est le cas du coup d’Etat de Thermidor en 1794 [3,4] durant la Révolution Française, ou de l’arrivée de Staline au pouvoir en 1929 en URSS.
De surcroît, une vision cyclique de l’évolution de cet ordre établi permet de mieux comprendre l’évolution de l’ordre établi :
Vous remarquerez que les progressistes d’hier sont les conservateurs d’aujourd’hui et seront les réactionnaires de demain…
Remarque : Les progressistes proposent parfois un ordre établi d’un temps passé lequel a été adapté à leur temps. Par exemple, la bourgeoisie durant la Révolution française de 1789 a fait la promotion d’un nouvel ordre (la république française) lequel était une adaptation de leur temps d’un ancien ordre établi (la république romaine). De même, Karl Marx pour justifier le communisme, explique que c’est dans la nature de l’homme car les chasseurs-cueilleurs vivaient selon un ordre « proto-communiste » (ils sont tous égaux…). Ainsi, les progressistes sont souvent des réactionnaires d’un ordre ancien qui a pris un visage nouveau.
En général, ces affinités au changement sont liées à la place des différents groupes dans l’ordre établi mais pas seulement. Il est même possible que certains groupes ne comprennent pas leurs intérêts ou aient une idée faussée de leurs intérêts, mais c’est le plus souvent négligeable.
En pratique l’évolution d’un cycle et la compréhension de sa dynamique peuvent être « mesurées » à travers l’appréhension des différents groupes (pôles) par rapport à la centralisation (autoritarisme) ou la décentralisation (ou libertés individuelles). Ci-dessous l’abaque RCP intégrant les affinités à la centralisation des différents pôles :
Les réactionnaires, nostalgiques de leur âge d’or correspondant à une grande centralisation de leur ordre ils sont tendanciellement plus portés par des mesures autoritaires. Ce qui n’exclut pas un pôle décentralisé anarchiste, tels que Montaigne et la Boétie à la Renaissance, mais ce cas est assez particulier car il correspond à un changement d’échelle des structures politiques (de la féodalité à l’absolutisme).
Les réactionnaires, nostalgiques de leur âge d’or correspondant à une grande centralisation de leur ordre, sont tendanciellement plus portés par des mesures autoritaires. Ce qui n’exclut pas un pôle décentralisé anarchiste, tels que Montaigne et la Boétie à la Renaissance, mais ce cas est assez particulier car il correspond à un changement d’échelle des structures politiques (de la féodalité à l’absolutisme).
Les conservateurs sont en voie de centralisation, leur ordre étant, selon eux, légitime (forcément c’est l’ordre établi), ils souhaitent le généraliser.
Les progressistes sont apparus il y a peu et commencent à s’organiser, ainsi ils sont majoritairement décentralisés. Le détail de la « mesure » de la centralisation/décentralisation des pôles, sera détaillé dans un autre article.
Remarque : Le « compas politique » très connu d’internet, s’il peut être pertinent pour situer des personnalités ou partis politiques, n’est, en revanche, pas très pratique pour comprendre les causes, conséquences et d’une manière générale la dynamique de la politique.
Le problème de ce compas est surtout lié au choix des mots « droite » , « gauche », « autoritaire » ou « libertarien » sont des termes trop flous ou subjectifs et qui nécessitent souvent une remise en contexte.
En revanche la convention RCP (revenir à l’ordre d’avant, maintenir l’ordre et en proposer un nouveau) et les notions de centralisation/décentralisation (analogue à autoritaire contre libertaire/libertarien) sont plus pertinentes.
Application de l’analyse RCP aux cycles monétaires
Il est possible d’appliquer la méthode d’analyse RCP à différents domaines et notamment à la monnaie en Occident.
Ci-dessous une illustration de l’évolution du cycle des régimes monétaires en occident sur 500 ans :
Concernant le cycle de la Renaissance et de l’âge classique :
– les réactionnaires de la Renaissance tels que Montaigne ou la Boétie considèrent que le système féodal qui précédait l’absolutisme permettait une concurrence seigneuriale. Cela impliquait une cohabitation de plusieurs monnaies [5], la concurrence monétaire est liée au fait que les seigneuries perdantes rendent leurs monnaies respectives désuètes et ainsi les détenteurs de ces monnaies doivent accomplir un effort supplémentaire (faire fondre les métaux) ou accepter la perte de valeur des monnaies.
– les conservateurs de ce cycle soutiennent la monnaie royale est plus pratique pour une utilisation de la monnaie dans tout le royaume (pas de conversion ou de taux de change) et que cela permet des plans de plus grandes envergures (armée royale, changement d’échelle, Versailles, la conquête du Canada et de la Louisiane…).
Concernant le cycle de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle :
– Les réactionnaires considèrent qu’avec un étalon tel que l’or il était au moins possible de mesurer la pertinence économique d’une activité en plus de faire barrages à l’arbitraire économique des instances de pouvoir (contrôles des taux de changes, subventions arbitraires…).
– les conservateurs sous couvert de misérabilisme ou d’élitisme culturel expliquent que l’arbitraire monétaire inhérent aux politiques keynésiennes sont légitimes. Les médias (télévision, radio, presse…) plus ou moins subventionnés servent « d’armes de légitimation » de ces politiques (puis internet a tout bousculé…).
– Les progressistes, pour ce qui est de l’économie, ont en réalité des arguments similaires à ceux des réactionnaires mais c’est la version 2.0 de ces derniers… Cependant, il n’est pas question de retourner dans le passé mais plutôt de faire une industrialisation 2.0 (imprimante 3D, drone livreur, DIY/maker avec des PCB tels que le Raspberry pi…) avec un étalon 2.0 (Bitcoin) et des modalités d’organisation différentes (DAO, open/close-source…).
Avec le développement du numérique et le changement de rapports de force entre l’occident et les pays (anciennement) en voie de développement, le renversement est imminent ! (s’il n’a pas déjà eut lieu…).
Application de l’analyse RCP aux structures politiques et économiques de la France entre la libération et la crise du COVID
Si l’évolution des structures d’une société est complexe à synthétiser, il est néanmoins possible d’en saisir les tendances sur plusieurs décennies afin de cerner quel a été l’ordre établi et comment ce dernier a changé.
Ci-dessous l’évolution des structures politiques et économiques en France entre la libération et 2020 :
Des années 1950 aux années 1980 la France sort de l’occupation, rattrape son retard économique et industriel avec les USA. Cette croissance Ricardienne [8] implique une mise en avant de l’Etat (plus de fonctionnaires, plus de planification…), laquelle a été portée par le PCF de d’Ambroize Croizat ou les gaullistes indépendamment des querelles de chapelles. L’ordre établi est alors centralisateur et planificateur.
Puis entre 1974 (Valéry Giscard d’Estaing) et 1981 (François Mitterrand) ce pouvoir centralisé se rapproche du centre politique (même sous Mitterrand…) et s’occupe de plus en plus de redistribution. C’est dans cette période que les impôts et les subventions augmentent, le secteur de la culture en a d’ailleurs largement profité, le cinéma Français et son exception culturelle sont très représentatifs de cette tendance. Tout cela est notamment possible grâce aux gains de productivité (en l’occurrence faire travailler les enfants du tiers-monde) effectué avec des vagues de délocalisation mettant de plus en plus de Français au chômage.
Enfin, en 2020, les rapports et surtout tensions géopolitiques qui rendent cette délocalisation de moins en moins profitable et l’essor d’internet ont considérablement bousculé notre rapport avec l’information et l’argent. Après la crise du COVID des pandémies apparaissent (gaz, puces électroniques…) et l’inflation dépasse largement les 2 % préconisés par la BCE. De plus, avec internet, pour le meilleur et pour le pire, les Français ont de plus en plus d’alternatives aux systèmes d’informations traditionnels (télévision, radio…), ils ont même des alternatives au système monétaire traditionnel avec Bitcoin et les crypto-actifs.
Si l’on est tenté de penser que prêcher, militer ou même écrire des articles (comme celui que vous lisez là, maintenant) change quoi que ce soit à l’évolution de l’ordre établi, c’est une énorme erreur. La plupart du temps ce sont des inventions ou des changements de rapports géopolitiques qui changent la société.
C’est internet et le rattrapage économique des pays en voie de développement qui ont changé la société profondément ces 40 dernières années. Certainement pas les articles de Libération ou du Figaro et encore moins les manifestations de la CGT ou de la manif pour tous…
Remarque : Utiliser des méthodes d’analyse comme l’abaque RCP vous permettra au moins de mieux vous positionner par rapport aux changements à venir. A contrario écrire des pamphlets mensonger anti-Bitcoin n’empêchera en rien les changements de fonds [9].
D’après Balaji Srinivasan la perte de légitimé dans l’imaginaire collectif d’une figure de la société (dans les séries télévisuelles, le cinéma…) est le signe d’un renversement de l’ordre établi. Il prend l’exemple du renversement de l’ouvrier blanc au profit du hippie et des minorités dans les années 1970 aux USA à travers la figure d’Archie Bunker dans All in the family [2], un personnage représentant le père de famille à l’esprit étroit (xénophobe) et très fier de lui- même, qui ne remet pas en cause l’ordre établi et lui-même encore moins. Selon Srinivasan, c’est dans la décennie 1970-1980 que l’image de ce type de personnage s’est dégradé non pas seulement parce que la série All in the family souhaitait dégrader son image, mais parce que ce personnage était de moins en moins en phase avec son temps.
Archie Bunker représente la figure de l’ouvrier blanc, rentier de situation qui profite pleinement de l’ordre établi et cela sans trop se fouler tout en étant hostile aux idées nouvelles ou aux étrangers en général. Cette image de profiteur d’un ordre établi en désuétude et braqué contre les idées nouvelles serait survenue au cours des années 1970 quand les hippies et minorités ont découvert petit à petit que leurs intérêts étaient de moins en moins alignés avec ceux des ouvriers blancs. Les futurs gagnants du prochain ordre méprisant de plus en plus le gagnant de l’ordre établi, ce dernier étant de plus en plus considéré comme un parasite insupportable.
La perte de légitimité d’une figure dans l’imaginaire collectif est lié à des tendances de fond bouleversant l’ordre établi, notamment économiques (délocalisation), industrielles (tertiarisation), culturelles (avancées des droits des minorités sexuelle et ethniques)…
Mais de nos jours, qui sont les gagnants de l’ordre établi qui perdent petit à petit en légitimité auprès de l’imaginaire collectif ? Et si perdants il y a, quelles en sont les raisons profondes ?
Conclusion
L’histoire d’un domaine (structures politiques, régimes monétaires…) peut-être décomposée en cycles impliquant trois types de comportements concernant l’évolution de l’ordre établi dans ce domaine (les passéistes, les conservateurs et les progressistes). Si l’évolution de l’ordre établi est en général liée à des modifications profondes dans d’autres domaines, il est dans la pratique quasiment impossible d’empêcher le changement. Il est toutefois utile de comprendre ces évolutions afin d’y être au mieux préparé.
Les changements liés au numérique sont inévitables et il serait plus judicieux de s’y préparer plutôt que de se braquer contre [10].
Dans la suite de cet article nous verrons comment contribuer à l’accélération du renversement de l’ordre établi au moins dans l’imaginaire collectif.
Notes et références :
[1] https://www.historionomie.net/
[2] https://thenetworkstate.com/
[3] https://en.wikipedia.org/wiki/Thermidorian_Reaction
[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Chute_de_Robespierre
[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Numismatique_m%C3%A9di%C3%A9vale
[6] https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2010-4-page-7.htm
[7] https://www.youtube.com/watch?v=QUhiYA6V6nk
[8] https://www.youtube.com/watch?v=5tuvtg65mt8
[9] http://blog.lavoiedubitcoin.info/post/No-crypto
[10] Note de la rédaction : En conformité avec les règles en vigueur, nous avons courageusement censuré un court passage dans lequel l’auteur invitait le lecteur à acquérir un actif numérique très connu que nous ne citerons pas.
A propos de l’auteur
Thomas Mang, ancien doctorant au CEA de Grenoble, est ingénieur en Photonique depuis 2017. Passionné par les technologies du numérique (l’impression 3D, Bitcoin), il s’y intéresse non pas à travers le prisme des « sciences dures » mais par les sciences humaines : l’histoire ou l’anthropologie.
BTC : bc1qs7fw8mnllx3d4tt4fu3m2qv4lueg9kqx0uk0xa
XMR : 8BaSucH3WSaDz1322ubJ3gMkC2vMLgEtfGMWsN5PgHT6Jhfa85TnUACcJERM7cY2AESSQxfeZR1HUWA6Gyk3N95Q63LTAsE