Rendez-vous au cœur de Saint-Germain-des-Prés. Deux yeux pers, comme on en trouve sous la plume d’Homère, attendent derrière la porte. Un pull assorti épouse sa silhouette longiligne : l’élégance incarnée. Un angora au pelage flamboyant surgit gracieusement de l’ombre. Voici Joe, le chat de Charlotte Rampling. L’hôte à poils longs s’installe sous la table basse du salon pour suivre l’entretien qui se prépare dans le bureau adjacent. Un entretien sans filtre, drapé dans la crudité de la lumière naturelle.
Une découverte d’Olivier Saillard
Derrière l’actrice, assise à un large bureau en bois brut, une silhouette argent semble s’extraire d’un fond noir. C’est l’un des quelque trente tableaux réalisés par ses soins en autant d’années. Le musée d’Art moderne de Paris, qui en possède désormais trois, présente actuellement les deux tiers de cette production inattendue, au sein d’un accrochage intitulé « Mondes parallèles », au milieu de ses collections permanentes. Fabrice Hergott, le directeur de l’institution, en doit la découverte à Olivier Saillard, qui avait déjà fait appel à Charlotte Rampling dans le cadre d’une performance aux côtés de Tilda Swinton, en 2016.
« Souvent, rien n’arrive mais je n’abandonne jamais.. »
C’est une œuvre cohérente, personnelle, qui n’avait pas pour but d’être exposée. Tout a commencé dans les années 1990 par une série d’expérimentations sur des planches en isorel [panneaux de fibres dures de bois transformées sous haute pression, ndlr]. Très vite, en un mois à peine, Charlotte Rampling a écarté la couleur, limitant sa palette à des bruns, des gris, des terres de Sienne… autant de pigments qu’elle malaxe de ses mains. L’épaisseur, le relief qui en découle trahissent sa fascination pour la sculpture.
Une invocation plus qu’une vocation
Quant à son processus créatif, « it’s a work in progress. Souvent, rien n’arrive mais je n’abandonne jamais. Je retravaille longuement la matière, la modèle, la ponce ; certains tableaux disparaissent presque et je recommence. » Il faut les concevoir comme un tout, sans titres ni dates. Le choix d’un format vertical suggère une forme d’appel. Charlotte Rampling parle d’invocation plus que de vocation. D’où lui vient son inspiration ? Elle l’ignore. « Chaque pièce est individuelle mais fait partie d’une histoire qui s’est présentée à moi ».
« Se glisser dans la matière ne demande aucun effort intellectuel. On ne pense à rien d’autre ; ce qui permet de revenir à soi. Le temps s’arrête. »
Cette activité parallèle revêt une dimension à la fois cathartique et démiurgique. « Se glisser dans la matière ne demande aucun effort intellectuel. On ne pense à rien d’autre ; ce qui permet de revenir à soi. Le temps s’arrête. » Au besoin de se ressourcer se joint le désir de créer quelque chose de palpable, ex nihilo.
Fiat lux ! Devant la caméra, la comédienne attire la lumière. Dans l’ombre de son chevalet, elle donne jour à des personnages, que tout le monde ne perçoit pas comme tels d’ailleurs… « Dans un film, on fait partie d’une œuvre collective. Là, il s’agit presque d’un one man show. Je voulais engendrer des créatures, des entités et en assumer l’entière responsabilité. Ce ne sont pas des hommages conscients même si je suis, comme tout le monde, traversée par diverses influences. »
L’influence de Jean-Michel Jarre, peintre abstrait
Au-dessus de Charlotte Rampling planent trois ombres créatrices, quoique aucune n’ait orienté de quelque façon que ce soit sa pratique picturale. « Ma mère ne savait pas qu’elle était peintre, or elle avait du talent ; un geste souple, une sensibilité impressionniste… et quelques acheteurs. Elle savait manier la couleur. » Au sujet de son second époux, le compositeur Jean-Michel Jarre : « Il avait déjà exposé, des œuvres plutôt abstraites, et voulait renouer avec la peinture sur une période de dix jours. J’avais très envie de m’y mettre. Il m’a seulement suggéré d’emprunter le matériel. » Sans oublier l’immense Pierre Soulages : « Je l’ai rencontré dans un café au cœur du 5e arrondissement. Il m’a conseillé de suivre mon instinct, de ne surtout pas chercher à prendre des cours de dessin. »
À la même époque, Charlotte Rampling, qui n’avait jusqu’alors que peu fréquenté les musées, se plonge dans le monde de l’art. Coups de foudre pour Jean Marembert, Michael Irmer et Hans Hartung, son « plus beau cadeau »… Elle n’est pas une collectionneuse compulsive ; il lui arrive seulement d’acheter des œuvres qui, quand elle les évoque (invoque ?), prennent sens et vie. Ses descriptions engagent l’intégralité de son corps, un corps félin qui semble, par moments, sculpter l’air. « Jean-Michel m’a initiée à l’art conceptuel, auquel je ne comprenais pas grand-chose. Il a ouvert mon œil ».
« Il faut être au moins deux pour contempler une œuvre. »
Tout, dans le travail de Charlotte Rampling, passe par le regard, celui qu’elle échange avec ses créatures-créations et celui qu’autrui pose sur ces dernières. « Quand je peins, je vois des yeux que je ne représente pas mais je ne les lâche pas avant d’avoir fini. » L’œil de Fabrice Hergott constituait, lui, une forme de reconnaissance. « Il faut être au moins deux pour contempler une œuvre. Sinon celle-ci n’existe que pour l’artiste. » Quant au regard du public, s’il compte beaucoup pour elle, Charlotte Rampling ne le laissera pas dicter la suite de son aventure artistique. « Je vais continuer ainsi, à mon rythme. Je n’ai pas de plan. » Créer dans l’ombre ou sous les projecteurs ? Peu importe au fond.
Du 14 avril 2023 au 10 septembre 2023
MAM – Musée d’Art moderne de Paris • 11 Avenue du Président Wilson • 75116 Paris
www.mam.paris.fr